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CON CON 135


bien avoir tort contre ces grands Maîtres, & qu’une imitation vraie de la Nature peut bien valoir les règles de l’Ecole.

Il est très-vrai que ces règles sont justes ; elles sont fondées sur l’observation du bon effet que produisent les ouvrages qui les ont fait naître : mais si elles sont généralement bonnes, elles ne sont pas d’une bonté absolue, & doivent céder à des raisons supérieures, à un autre genre de convenance. C’est au bon esprit de l’Artiste à juger d’après la manière dont il conçoit le sujet, s’il fera bien de s’y soumettre, ou s’il est plus à propos de s’en affranchir. Il ne s’en affranchira jamais, sans s’imposer des obligations plus difficiles à remplir ; celle de satisfaire le spectateur par la perfection du Dessin & la justesse de l’expression. S’il renonce à être riche, il ne peut plaire sans être beau.

Il ne peut y avoir de meilleure leçon de composition pittoresque, que l’examen d’un Tableau bien composé ; & cette leçon aura encore bien plus d’autorité, si l’examen est fait par un grand Artiste. Nous croyons donc ne pouvoir terminer plus utilement cet article, qu’en rapportant l’examen que le Brun fit d’un Tableau du Poussin dans une conférence de l’Académie.

Ce Tableau représente la Mane envoyée aux Israélites dans le désert. Il est connu par la bonne estampe qu’en a fait G. Chasteau.

On voit à la droite, sur le devant, une femme assise donnant la mammelle à sa mere, & caressant son enfant. Auprès d’elle est un homme de bout qui admire sa vertu, & un peu plus en arriere un autre homme malade, assis à terre, & se soulevant un peu à l’aide de son bâton.

Un autre vieillard, près de cette femme, paroît affoibli par une longue misere. Il a le dos nud : un jeune homme lui passe la main sous le bras pour l’aider à se lever.

Sur la même ligne, mais du côté opposé, paroît une femme qui tourne le dos, & tient entre ses bras un petit enfant. Elle a un genou à terre & fait signe de la main à un jeune homme qui tient une corbeille pleine de manne d’en porter au misérable vieillard dont on vient de parler. Près d’elle sont deux jeunes garçons, dont le plus âgé repousse l’autre d’une main, lui fait renverser le vase où il a déjà recueilli de la manne, & tâche d’en ramasser seul. Auprès du jeune homme portant une corbeille, est un homme à genoux, joignant les mains & levant les yeux au Ciel. Devant la femme dont on vient de parler, & plus près de la bordure du Tableau, on voit quatre figures. Les deux plus avancées représentent un homme & une femme inclinés pour recueillir de la manne. Derriére la femme est un homme qui en porte avidement à sa bouche, & une fille


de bout, regardant en haut, & levant sa robe pour recevoir la manne qui tombe du ciel.

Ces deux parties qui occupent les côtés opposés du tableau, forment deux grouppes de figures qui laissent le milieu ouvert ; en sorte qu’on apperçoit librement vers le centre de la composition & sur un plan plus reculé, Moyse & Aaron accompagnés des anciens du peuple dont les attitudes variées concourent à la scène qui les rassemble.

On voit dans le lointain, sur les montagnes & les collines, des tentes, des feux allumés, & une infinité de gens épars de côté & d’autre ; enfin tout ce qui peut donner l’idée d’un campement.

Telle est la disposition du tableau. Le ciel est couvert de nuages dont quelques-uns fort épais. La lumière qui se répand sur les figures, paroît une lumière du matin : l’air chargé de vapeurs ne lui permet pas d’être fort brillante, & du côté d’où tombe la manne, il est rendu plus épais, parce qu’il est chargé de cet aliment miraculeux.

La composition du site présente l’image d’un désert affreux, & d’une terre inculte ; on voit que les Israëlites sont réduits à la dernière nécessité dans un pays dépourvu de tout. Les figures sont dans une langueur qui fait connoître la longue disete dont elles sont abattues. La lumière a coutume d’inspirer la gaité ; mais ici elle est si pâle & si foible qu’elle n’imprime que la tristesse. L’œil, en se promenant dans ce paysage, où régne tout l’art du grand maître, n’y trouve pas le plaisir dont on se sent pénétré à l’aspect d’une belle campagne. Il n’apperçoit que de grands rochers qui servent de fond aux figures ; les arbres qui les couronnent sont sans fraîcheur, le feuillage en est desséché, la terre atide ne nourrit ni herbes ni plantes, aucun sentier ne témoigne que le pays soit fréquenté.

Les grouppes, continue le grand peintre dont nous rapportons ici les observations, sont formés de l’assemblage de plusieurs figures jointes les unes aux autres qui ne separent point le sujet principal, mais qui servent au contraire à le lier, à arrêter la vue, & à l’empêcher d’errer incertaine dans une grande étendue de pays. Lorsqu’un grouppe est composé de plus de deux figures, il faut considérer la plus apparente comme la principale partie du grouppe, & l’on peut dire de celles qui l’accompagnent, que les unes en sont le lien, & les autres le support.

Ainsi, dans le tableau qui nous occupe, la figure de la femme qui allaite sa mère, est la principale du grouppe : la mère & le jeune enfant en sont la chaîne & le lien, le vieillard qui regarde ce spectacle touchant, l’autre vieillard qu’un jeune homme aide à se lever en le