Page:Encyclopédie méthodique - Philosophie - T1, p1, A-B.djvu/239

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ARI ARI 207

que, commença par abattre tout ce qui avoit été fait avant lui. Il fit main-basse sur l’unité d’Elée, sur les nombres de Pythagore, sur les atômes de Démocrite, sur les idées de Platon son maître, sur le destin d’Héraclite ; (car les Stoïciens n’avoient pas encore paru (1), pour mettre à la place quels principes ? nous voici déja arrêtés.

Comment peut-on les démêler dans ses écrits, qu’il a rendus d’un accès si difficile, que même de son temps, & de son aveu, on ne pouvoit y rien comprendre, si on n’avoit .pas entendu ses leçons ? Car c’est lui-même qui en parle ainsi dans une lettre à Alexandre. Ce prince paroissoit mécontent de ce que le philosophe avoit donné au public ses leçons secrettes. « Elles sont don- « nées, lui répond Aristote, & ne le sont point ; « car ceux qui ne m’auront point entendu, ne epourront y rien comprendre (2).

Platon se cachoit dans les replis d’un long dialogue ; Socrate, dans le ton équivoque d’une ironie sérieuse ; les pythagoriciens, dans leurs expressions symboliques ; ceux d’Élée, dans les subterfuges de la sophistique ; Héraclite, dans ses ténèbres chéries : Aristote trouva le moyen nouveau de paroître dire sa pensée simplement, sans détour, & d’avoir toutefois, comme les autres, une doctrine publique & des secrets d’école. Il use d’expressions propres ; mais elles sont quelquefois si courtes ou si vagues, qu’il faut la plus grande attention pour en saisir le sens, & pour ne pas l’échapper quand on l’a saisi. Il définit souvent ; mais les définitions les plus fondamentales sont si abstraites, si générales, d’un sens si vague, qu’il en est peu qui n’aient produit des volumes de commentaires, n’y eût-il que celles de la nature & du mouvement. Il donne des exemples ; mais l’application n’en est pas toujours aisée. Il a des constructions hardies, des ellipses fréquentes, des mots factices qui comprennent un grand nombre d’idées abstraites, difficiles à embrasser, plus difficiles à déterminer ; enfin on trouve chez lui des contradictions réelles ou apparentes, soit par oubli, ou à dessein, ou par changement d’opinion.

Qu’on joigne à ces causes d’obscurité, celles qui tiennent à la matière, qui sera toujours obscure par elle-même, sous la diction la plus claire : celles qui viennent du travail des vers, qui se sont exercés pendant cent trente ans sur ses écrits enterrés dans un caveau : celles du travail des copistes & des éditeurs, qui ont voulu corriger par conjecture ce qui ils n’entendoient pas, ou suppléer

(1) Phys. I. 3. 4.

(2) Aulu-Gel. 20. 5.

de génie ce qui leur paroissoit manquer : celles qui viennent des commentateurs, qui ont accablé le texte de leurs propres pensées : enfin qu’on y joigne les suppositions de plusieurs livres, qui ne sont peut-être pas d’Aristote, la suppression de plusieurs autres qui peut-être sont de lui, les interpolations, les transpositions... Toutes ces causes réunies prouvent bien qu’on peut dire avec Thémistius, qu’il y auroit de la folie à espérer de déchiffrer entièrement une texte si énigmatique, & de trouver une clef que l’auteur avoit d’abord cachée lui-même avec tant de soin, & que la rouille des temps & les accidens de toutes espèces ont fait entièrement disparoître.

Le siècle d’Aristote n’étoit plus celui où il avoit été permis aux philosophes d’avouer leur ignorance, & de dire que la vérité étoit au fond du puits. La Philosophie était devenue un état, qu’il falloit soutenir dans l’opinion publique. ll falloit de toute nécessité, que quiconque entreprenoit de devenir chef de secte, parût savoir ce que les autres avaient ignoré.

Pour cela, on renversoit d’abord tous les systêmes des philosophes antérieurs. Cela étoit aisé quand ils avoient tort ; & ils l’avoient souvent, sinon en tout, du moins en partie. Quand ils avoient raison, on presentoit leur doctrine dans un jour peu favorable. On ajoutoit, on retranchoit, en un mot, on plaçoit ces adversaires trop peu commodes dans des positions où ils ne pouvoient pas tenir ; & quand ils étoient terrassés au pied du nouveau maitre, celui-ci, glorieux de sa victoire, s’approprioit les dépouilles des vaincus, & régnoit seul, sans concurrens : à peu près, dit Bacon, comme les empereurs Ottomans, qui égorgent leurs frères, pour règner avec plus de sécurité : Aristotelem more Ottomanorum putavisse regnare se tuto haud posse, nisi fratres suos omnes contrucidasset (1). (Aristote, comme l’ottoman s’imaginait qu’il ne pourrait pas règner en toute sécurité, s’il ne massacrait pas tous ses frères).

Aristote n’est pas le seul qui ait employé cette ruse peu philosophique. Qui le croirait ? Zénon, le sage Zénon, chef des stoïciens ; Epicure, qui se piquoit sur toutes choses d’être philosophe par lui-même, n’ont guère eu d’autre mérite en fait de systêmes, que de fonder des dénominations nouvelles.

Je laisse à d’autres de qualifier cette conduite : je me contente de redire ici ce qui a été dit mille fois par ceux qui avaient de l’autorité en cette partie, que la plupart de ces grands philosophes ayant été la dupe de ceux qui leur avaient promis la vérité, ont cru qu’il leur seroit permis de traiter leurs disciples comme ils avoient été traités par leurs maîtres.

(1) De Augm. scient. 3, 4.