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réflexions par des exemples tirés des ouvrages des plus célèbres philosophes. En effet, lorsque de grands génies, tels que Gassendi, Descartes, Cudworth, Locke, Bayle, Newton, & M. de Fontenelle ont eu à traiter les questions les plus épineuses de métaphysique, d’ontologie, de mathématique, &c., ils ont eu soin de ne faire usage que des notions claires & distinctes qu’ils en avoient ; ils sont ainsi parvenus à écrire sur les sujets les plus abstraits avec autant de clarté & de précision que d’autres auteurs en avoient employé en maniant l’histoire & les sujets les plus communs.

D’un autre côté, toutes les fois que des écrivains, dont le mérite à tout autre égard n’étoit point inferieur à celui de ces hommes célèbres, n’ont point voulu, en traitant un sujet, s’en tenir aux notions claires & distinctes qu’ils pouvoient en avoir, ils sont tombés dans les mêmes inconvéniens[1], & ont avancé les mêmes absurdités que les auteurs les plus ignorans qui entreprennent de parler de choses qu’ils ne connoissent point du tout, ou dont ils ont des idées très-confuses.

Nous avons sous les yeux tant d’exemples d’une pareille présomption, nous avons tous les jours tant d’occasions de nous plaindre de l’impudence d’auteurs qui dissertent sur tout, à tort & à travers, que je crois pouvoir me dispenser ici de désigner aucun auteur en particulier. Cependant après le passage que j’ai lu dernièrement au sujet de l’ingénieux P. Malebranche dans une des lettres de Bayle, juge compétent en ces matières, qui étoit son ami, & qui avoit été le plus empressé à prendre son parti dans d’autres occasions, je ne puis m’empêcher de citer en cet endroit l’exemple même du P. Malebranche. Ce philosophe a soutenu dans plusieurs de ses ouvrages l’opinion que nous voyons tout en Dieu. Bayle, qui étoit sans contredit un des meilleurs dialecticiens de son siècle, déclare néanmoins, après avoir lu tous les ouvrages du P. Malebranche, & nommément son dernier, qu’il y a moins compris que jamais sa prétention[2]. Il n’en faut pas davantage pour faire voir que le P. Malebranche a eu un très-grand tort de parler d’une chose sur laquelle il n’avoit point d’idées claires, & dont il ne pouvoit donner aux autres des notions plus nettes & plus distinctes.

Vous voyez, mon cher Lucius, que je ne me ménage à moi-même aucun avantage, & que je ne cherche point à me disculper d’avance, au cas qu’il m’arrive de manquer de clarté & de méthode dans ma dissertation, & que je ne réussisse point à vous prouver ce que j’ai entrepris de vous démontrer.


État de la question.

Je fixe d’abord l’état de la question. L’homme est un agent[3] nécessaire si ses actions sont tellement déterminées par les causes qui les précèdent qu’aucune des actions passées n’ait pu être différente de ce qu’elle a été, & qu’aucune des actions futures ne puisse être autre que ce qu’elle doit être. L’homme au contraire est un agent libre s’il a la faculté de faire dans un certain tems, vis-à-vis certaines circonstances, une chose ou une autre totalement différente, ou, pour me servir d’autres termes, s’il n’est point absolument nécessité à faire précisément, dans un tel instant, dans telles circonstances & conséquemment à telles causes, qui influent sur lui, telle action qu’il fait, & s’il ne lui est pas totalement impossible d’en faire une autre.


Argument tiré de l’expérience.

Comme il s’agit ici d’une question de fait, je veux dire du principe de nos actions, il est naturel de faire d’abord attention à notre propre expérience. C’est un point sur lequel assurément nous n’aurons point de peine à nous éclaircir, & dont l’examen, d’ailleurs, suffit seul pour décider la question. Les partisans de la liberté parlent de l’expérience d’un air si triomphant, & nous l’opposent avec tant de confiance, qu’il n’est pas étonnant de me voir commencer par quelques observations sur l’expérience en général : je me propose de faire ensuite quelques reflexions particulières sur notre propre expérience.


Observations sur l’expérience en général.

Le vulgaire élevé à croire la liberté ou le franc-

  1. C’est ce qui est arrivé à Pascal, lorsqu’il a voulu parler de la nature de l’esprit humain, & des contradictions auxquelles il est sujet :
  2. « J’ai parcouru le nouveau livre du P. Malebranche contre M. Arnauld, & j’y ai moins compris que jamais sa prétention, que les idées, par lesquelles nous connoissons les objets, sont en Dieu, & non dans notre ame : il y a du mal-entendu : ce sont, ce me semble, des équivoques perpétuelles ». Voyez les lettres de Bayle, let. du 16 octobre 1705, à M. Desmaizeaux.
  3. « Le docteur Clarke reproche à notre auteur de confondre toutes les idées, parce qu’il appelle l’homme un agent nécessaire. Le docteur dit, qu’en ce cas l’homme n’eft point un agent. Mais qui ne voit, que c’est là une véritable chicane ? Notre auteur appelle agent nécessaire tout ce qui produit des effets nécessaires. Qu’on l’appelle agent ou patient, qu’importe ? le point est de savoir s’il est déterminé nécessairement. Voyez la métaphysique de Newton (chap. 4.) par M. de Voltaire, tom. 10 de ses œuvres, édit. in-16 de 1751.