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arbitre pour se confirmer dans cette opinion se fait gloire d’en appeller à l’expérience, & se contente pour vous prouver que ses actions sont libres, de vous dire qu’il éprouve intérieurement en mille occasions le sentiment de sa liberté. La source de son erreur vient, ce me semble, de ce qu’il n’apperçoit point les causes qui le font agir, ou plutôt de ce qu’il n’y fait aucune attention, ce qui lui arrive principalement dans les choses de peu d’importance, & qui lui fait croire qu’il est libre ou qu’il n’est déterminé par aucunes causes à faire ce qu’il fait.

Ajoutez à cela que ces mêmes personnes viennent souvent à se repentir dans la suite des actions qu’elles ont faites, & que, dans les accès de leur repentir, elles n’ont point présens à leur esprit les motifs qui ont déterminé leurs actions : il ne leur en faut pas davantage pour conclure qu’ils auroient aussi bien pu ne pas faire ce qu’ils ont fait, & que, comme aucun obstacle extérieur ne les a empêchés d’agir, la nécessité ne les a aucunement poussés à faire telle action plutôt qu’une autre.

Outre cela, il se présente tous les jours mille occasions où elles ont le pouvoir de faire ou de ne faire pas une telle chose à leur gré, sans que rien au monde les empêche de suivre leur volonté, soit qu’elles veuillent ou ne veuillent pas agir. Elles savent d’ailleurs qu’elles changent souvent de résolution, qu’elles peuvent choisir & qu’elles choisissent réellement pour agir l’instant qui leur plaît ; qu’il leur arrive fréquemment de délibérer & de demeurer par conséquent en suspens & dans une espèce d’indifférence par rapport au jugement qu’elles doivent porter sur certaines propositions, ou relativement au choix qu’elles doivent faire de certains objets préférablement à d’autres.

Ce sont ces expériences journalières qui leur font illusion, & qu’elles prennent de bonne foi pour les simptômes de leur liberté ou de leur affranchissement des loix de la nécessité. Demandez-leur si elles croyent être libres ? elles vous répondront sans hésiter, oui, & ne feront point difficulté de vous alléguer en preuve leur expérience personnelle ; rien, selon elles, ne prouve mieux leur liberté, que le pouvoir qu’elles ont de faire ce qu’elles veulent.

Des philosophes & des théologiens célèbres tant anciens que modernes, qui avoient approfondi cette matière, ont tenu à-peu-près le même langage ; ce qui n’a pas empêché qu’ils n’ayent donné de la liberté, des définitions qui pouvoient aussi bien convenir à la nécessité ou au fatum des anciens. Il faut cependant leur rendre justice : ils ont fait en même-tems leurs efforts pour faire croire qu’ils avoient les meilleures intentions du monde ; il n’a pas tenu à eux que plusieurs des actions humaines ne fussent libres & affranchies des loix de la nécessité[1] Cicéron, par exemple, définit la liberté le pouvoir que nous avons de faire ce que nous voulons, en quoi il a été suivi par plusieurs modernes : un d’eux[2] prétend que la liberté est le pouvoir d’agir ou de ne pas agir à notre volonté. Un autre[3] en donne une définition plus étendue, en disant : que c’est en nous le pouvoir de faire ce que nous voulons précisément parce que nous le voulons : de telle sorte, que si nous ne voulions pas le faire, nous ne le ferions pas & que nous ferions le contraire si nous le voulions. Un troisième[4] la définit le pouvoir que l’homme a de faire une telle action ou de s’en abstenir, conformément à la détermination ou à l’impression qu’a reçue son esprit, & qui le porte à agir, & à n’agir pas.

Pour peu que le lecteur se donne la peine de réfléchir sur toutes ces définitions, il n’aura point de peine à reconnoître qu’en affranchissant les actions humaines de tout obstacle extérieur, elles ne sont point capables de les soustraire à la nécessité, c’est ce que je me réserve de faire voir dans la suite de ce discours. Mon dessein est en adoptant l’idée générale que ces auteurs nous ont donnée de la liberté comme d’un pouvoir de faire ce que nous voulons, de démontrer en même-tems que cette définition de la liberté n’exclut point la nécessité.

Alexandre l’Aphrodisien[5], un des plus subtils philosophes du deuxième siècle, le plus ancien des commentateurs d’Aristote dont les ouvrages soient parvenus jusqu’à nous, & qui passe généralement pour son meilleur interprète, définit ainsi la liberté.[6] C’est, dit-il, le pouvoir que nous avons de choisir ce que nous avons à faire après avoir délibéré & de faire ce que notre raison nous dicte de faire, au lieu qu’en agissant autrement nous suivrions notre caprice. Or je voudrois bien savoir si un choix fait après une mûre délibération est un choix moins nécessaire

  1. Voyez ses œuvres, édit. de Gronovius. p. 3968.
  2. Placette, éclaircissement sur la liberté, p. 2.
  3. Jacquelot, dans son traité de l’existence de Dieu, où Spinosa est réfuté en quelque endroit. Jacquelot étoit ministre François à la Haye.
  4. Locke, essai sur l’entendement humain l. 2., c. 11, n. 8
  5. Voyez Fabricii bibliot. græc. tom. 4, 63. Voss. de sectis philos. c. 18.
  6. De fato, p. m. 57