sions de faire usage de notre liberté, vis-à-vis d’objets de la première espèce, c’est-à-dire, plus il se rencontrera de cas où les objets nous paroîtront semblables sans l’être réellement, plus nos erreurs & nos méprises seront fréquentes. Car si nous avions des idées justes de ces choses, nous reconnoîtrions d’abord qu’elles ne sont nullement semblables. Une liberté de cette nature ne pourroit donc être que la suite nécessaire d’une imperfection réelle de nos facultés. Quant au pouvoir de faire un choix de préférence dans des circonstances supposées parfaitement égales, de l’un ou de l’autre de deux objets réellement indistincts & semblables, je voudrois bien savoir de quelle utilité pourroit être à l’homme un pouvoir pareil, & quel nouveau degré de perfection lui procureroit cette faculté d’exercer uniquement son libre arbitre sur des objets absolument semblables.
Il ne me sera pas difficile de faire, à l’égard de cette définition du docteur[1] King, ce que j’ai fait à l’égard des définitions précédentes, je veux dire, de démontrer que la liberté exempte de nécessité, sous quelque point de vue qu’on la présente, ne sauroit être dans l’homme qu’une imperfection. Pour sentir le peu de solidité d’une pareille hypothèse, il est d’abord nécessaire de se rappeler ici les argumens dont je me suis servi plus haut pour prouver que l’existence d’une faculté telle que seroit celle de se déterminer arbitrairement, est contraire à l’expérience, & même impossible ; que nos passions, nos appétits, nos sens, ou notre raison nous déterminent dans tous nos choix ; que nous préférons tels ou tels objets uniquement parce qu’ils nous plaisent ; qu’il n’est donc pas vrai, comme le prétend le docteur King, que les objets nous plaisent seulement en vertu de notre choix. Cela une fois posé, il ne me reste plus qu’à faire voir qu’une pareille faculté seroit dans l’homme une véritable imperfection.
1o. Les avantages que l’homme pourroit retirer d’une liberté telle que le docteur King l’imagine, ne seroient presque rien en comparaison de ceux que lui procure tous les jours une détermination nécessaire, telle que je la conçois. En effet, tout l’agrément, toute l’utilité que cette prétendue liberté lui promet, consiste dans le pouvoir qu’on supposé qu’il auroit de se créer de nouveaux plaisirs en vertu des choix qu’il feroit.
Or l’homme, considéré comme un être intelligent & nécessaire, auroit autant de droit au privilège de se rendre heureux par le choix de tels ou tels objets, qu’un autre être quelconque, que l’on supposeroit libre dans le sens du docteur King ; s’il est vrai, comme il le soutient, que les objets plaisent en vertu du choix que l’on en fait, ce qui doit avoir également lieu pour l’homme déterminé nécessairement, & pour l’autre être supposé libre. Ainsi, à cet égard, l’avantage est égal de part & d’autre.
Mais indépendamment de tout cela, l’homme, en tant que déterminé nécessairement, a encore le bonheur d’être immédiatement affecté par les objets, entraîné invinciblement vers eux par les apparences de bonté ou de convenance que l’expérience, aidée de la réflexion, lui offre, & qui les lui font paroître, doux, utiles ou agréables. Il n’est pas possible qu’il ait de l’indifférence pour ce qui lui cause quelque plaisir ou quelque mésaise[2]. Il
- ↑ Dans son livre de l’origine du mal, chap. 5. pag. 107. 108. 113.
- ↑ « Quant au cœur, c’est-à-dire, au fentiment & à la volonté, il est vrai, que j’y vois une loi générale gravée dans le premier instant de son existence, c’est à-dire, l’amour du plaisir & l’aversion de la douleur : cette loi est généralement observée par tous les hommes, il n’y en a aucun, qui s’en écarte un seul instant. Cette loi a attaché le plaisir aux actions propres ou même nécessaires à notre conservation : elle a attaché la douleur à celles qui y sont contraires, & par un instinct naturel, l’amour du plaisir nous porte nécessairement à faire les unes, & l’aversion de la douleur à éviter les autres. L’effet de notre instinct est tel, que nous ne sommes pas les maîtres d’y résister. Entre plusieurs plaisirs nous choisissons celui qui est le plus grand à nos yeux, de même qu’entre plusieurs douleurs nous craignons davantage la plus vive. Nous pouvons envisager la privation d’un plaisir comme plus fâcheuse qu’une douleur positive, ou la souffrance d’une douleur comme plus difficile à supporter que la privation d’un plaisir ; mais quoique nous fassions, c’est toujours l’apparence du plus grand plaisir & de la plus vive douleur, qui fait la plus vive impression, & c’est toujours cette impression, qui détermine et entraîne la volonté. La raison consiste dans la comparaison de ces différens degrés d’impression & dans le choix des moyens que nous employons pour parvenir au plaisir & et pour éviter la douleur. Ceux-là passent pour raisonnables, qui s’accordent avec les autres hommes dans ce qu’ils regardent comme le plus grand plaisir & la plus grande douleur : comme ceux-là passent pour sensés & pour prudens, qui paroissent appercevoir les objets de même que les autres, & qui, dans la conduite de la vie, arrivent plus ordinairement au but où ils tendent, c’est-à-dire, au bonheur, & sont déterminés par l’apparence des objets à suivre le chemin qui y conduit ordinairement. Voilà la loi que les hommes portent gravée dans le cœur, & par laquelle ils sont perpétuellement conduits, & à laquelle ils ne peuvent non plus se soustraire, que les êtres corporels aux