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dessein, & comme il est aussi souverainement bon, les choses ne sauroient lui être indifférentes lorsque le bonheur d’êtres intelligens & sensibles dépend de la volonté qu’il suivra dans la formation des choses. Quelle inconséquence n’y a-t-il donc point dans les raisonnements des défenseurs de la liberté, qui conçoivent Dieu sous l’idée d’un être souverainement sage & bon, & qui soutiennent en même-tems que toutes les choses lui sont indifférentes avant l’instant où il choisit une d’entr’elles, & qu’il peut les vouloir & les faire toutes indistinctement, ce qu’ils regardent eux-mêmes en morale, comme la marque du caractère le plus méchant & le plus injuste ?

Pour confirmer ce dernier argument, je rapporterai ici le témoignage du feu évêque de Sarum ; témoignage qui doit avoir d’autant plus de poids en cette matière, qu’il nous est administré par un des plus zélés partisans de la liberté,[1] & qu’il lui a été arraché par la force de la vérité. Il est effectivement obligé de convenir que « la perfection infinie de l’être suprême exclut absolument en lui toute successions d’idées ; qu’ainsi l’essence de Dieu est en elle-même une idée parfaite, dans laquelle il voit & veut tout en un seul instant : que, quoique ses actes passagers, comme la création, sa providence & ses miracles, s’exécutent dans des tems successifs, néanmoins ses actes immuables, tels que sa science & ses décrets, ne font qu’une seule & même chose avec son essence : qu’on ne sauroit se former une autre idée de l’essence divine. »

Il avoue formellement que les plus grandes difficultés qui s’élèvent contre la liberté de Dieu, viennent de la considération de son essence & de ses attributs. « En effet, dit-il, en supposant libres & non nécessaires les actes immuables de Dieu, il n’est pas aisé de s’imaginer comment ces actes ne sont qu’une seule & même chose avec l’essence divine, dont assurémment la n »cessité d’existence est inséparable : or, si une fois les actes immuables de Dieu sont nécessaires, les actes passagers doivent l’être aussi, comme étant des effets certains des actes immuables ; ce qui produit nécessairement une fatalité générale, à laquelle toutes les choses sont subordonnées ; au moyen de quoi Dieu lui-même n’est plus un être libre, & n’agit plus que par une suite nécessaire de sa nature. Et cette nécessité, ajoute-t-il, à laquelle Dieu se trouve assujetti, n’entraîne aucune absurdité, s’il faut en croire quelques auteurs. Selon eux, Dieu est nécessairement juste, vrai, sage & bon, par une nécessité intrinsèque & résultante de la perfection infinie de sa nature ; en conséquence, voici comment ils raisonnent : Puisque Dieu agit en vertu de sa sagesse & de sa bonté infinie, les choses n’ont pu absolument être autres que ce qu’elles sont dans l’ordre actuel ; car un être infiniment sage & bon ne sauroit changer de nature ni se déterminer indistinctement pour le mieux ou pour le pis. » L’évêque de Sarum conclut enfin de tout cela, que la solution des difficultés que presente cette question, est au-dessus de ses forces ; bref, il n’ose s’engager dans la discussion des divers expédiens proposés par quelques théologiens pour concilier toutes choses.

[2] D’un autre côté, quelle est la raison pour laquelle on regarde les anges & les autres êtres célestes comme plus parfaits que les hommes ? N’est-ce pas parce qu’ayant une connoissance plus intime de la nature des choses, ils sont nécessairement déterminés à porter un jugement sain par rapport à leur vérité ou à leur fausseté, & à faire entr’elles un juste choix relativement à leurs qualités bonnes ou mauvaises, au plaisir ou au mésaise qu’elles peuvent leur causer, & qu’ils sont, par conséquent, forcés à agir toujours bien conformément à leur choix une fois fait, & à leur jugement une fois porté ? L’homme pareillement, ne seroit-il pas infiniment plus parfait qu’il ne l’est dans son état actuel, si, ayant une connoissance intime de la nature des choses, il étoit nécessairement déterminé à acquiescer uniquement à la vérité, à faire seulement des choix capables de le rendre heureux, & à y conformer ensuite ses actions ?

Une chose, d’ailleurs, dont on convient assez généralement, c’est que l’homme est d’autant plus parfait, qu’il est plus disposé à la conviction, & plus capable de se rendre à l’évidence. Or je demande si une pareille disposition ne doit pas plutôt se trouver dans un être déterminé nécessairement dans ses jugemens par la vérité apparente, & dans ses volitions par le bien apparent, que dans un homme qui seroit indifférent pour


    bienfaisance dans l’usage qu’il fait de ses propriétés naturelles, & qui règle ses actions par des principes de raison… Ce qui se réduit à ceci, que comme se servir de ses connoissances & de son pouvoir, pour faire du bien & agir par des règles de raison, est quelque chose de véritablement excellent, un être tel que Dieu, dont l’intelligence & la puissance n’ont point de bornes, qui connoît parfaitement la différence morale des choses, & qui ne sauroit être séduit par aucun intérêt, sera par la nature des choses, disposé à préférer une conduite raisonnable & juste à une conduite injuste & extravagante ». Ibid.

  1. Exposition des trente-neuf articles de l’église anglicane, pag. 26, 27.
  2. Œuvres de Bramhall, pag. 656, 695.