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autrement qu’il ne fait, il en résulte, que les causes de sa détermination venant à changer totalement, il doit avoir le pouvoir d’agir d’une façon différente & même contraire. L’homme, en tant que déterminé par des causes nécessaires, ne peut choisir le mal comme mal, ni, par conséquent, préférer la mort à la vie, au moment même, où il regarde la vie comme un bien & la mort comme un mal. Par la même raison il peut lui arriver de préférer la mort à la vie, toutes les fois que la vie lui paroît un mal, & la mort[1] un bien. C’est ainsi, que les causes morales,[2] relativement à leurs différences respectives, & à la diversité des faces, sous lesquelles elles se présentent à notre esprit, nous déterminent différemment, & supposent par conséquent en nous un pouvoir naturel de mettre autant de variété dans nos choix & dans nos actions, qu’il y en a dans le nombre infini de causes qui influent sur nos volontés.

Pour peu qu’on ait de penchant à se décider sur des autorités, on pourra aisément s’assûrer par soi-même du petit nombre de ceux qui ont réellement soutenu la liberté des actions humaines, & de la foule prodigieuse de ceux, qui prétendant prouver la liberté, n’ont fait que fournir de nouvelles preuves de la nécessité, telle que je la conçois, & telle que j’ai tâché de l’expliquer dans tout le cours de cet ouvrage.


Conclusion de l’ouvrage, ou précis du systême de l’auteur sur la liberté.

Je terminerai cette dissertation par quelques observations qui me paroissent indispensables, & qui serviront à prévenir toutes les objections fondées sur le sens équivoque du mot liberté, semblable en cela à plusieurs autres termes usités dans les disputes, dont les acceptions différentes donnent lieu tous les jours à des abus dangereux. Quoique j’aye soutenu que la liberté, exempte de toute nécessité, étoit contraire à l’expérience, c’est-à-dire impossible, ou que, si elle étoit possible, elle seroit une imperfection dans l’homme[3] : qu’elle ne pouvoit s’accorder avec les perfections divines, & qu’enfin elle renversoit toutes les loix, & détruisoit la moralité des actions ; je me crois cependant obligé de déclarer ici en termes clairs & précis mes véritables sentimens sur cette importante question. Mon dessein n’a jamais été de nier, que l’homme n’eût une certaine liberté très-réelle, mais bien différente de celle qu’on lui accorde d’ordinaire ; je reconnois sincèrement qu’il a le pouvoir de faire ce qu’il veut ou ce qui lui plaît : ainsi, soit qu’il veuille ou parler ou se taire, s’asseoir ou se tenir debout, courir ou se promener, aller d’un côté ou d’un autre, marcher vîte ou lentement, quelque chose qu’il veuille enfin, sa volonté, changeât-elle comme une girouette, il jouit toujours de la faculté de faire ce qu’il veut ou ce qui lui plaît, à moins qu’on ne le suppose arrêté par quelque obstacle extérieur, ou subjugué par quelque impulsion étrangère, ou accablé par la douleur, hors de lui-même, agité de mouvemens convulsifs, ou privé de l’usage de ses membres, ou bien qu’on ne suppose d’autres circonstances pareilles.

Le pouvoir qu’a l’homme relativement aux actions de son corps, il l’a également par rapport aux opérations de son esprit,[4] il peut selon qu’il

  1. Tel a été le cas des Décius, lorsqu’ils se dévouèrent au trépas pour sauver leur patrie ; de Curtius, lorsqu’il s’élança dans le sein de la terre entr’ouverte ; de Caton, lorsqu’il se donna lui-même la mort ; tel a été aussi celui des martyrs qui ont cimenté de leur sang la religion chrétienne, &c.
  2. Il n’en faut pas davantage pour réfuter le bel argument que Clarke propose en ces termes : « Je sai que ceux qui combattent la liberté, répliquent… qu’il n’y a point de différence entre la nécessité morale & la nécessité physique. Un homme, disent-ils, dont le corps & l’esprit sont en bon état, est dans une impossibilité naturelle de se faire du mal à lui-même ou de se tuer…, mais en parlant ainsi ils abandonnent l’argument pris de la nécessité où la volonté se trouve de suivre le dernier dictamen de l’entendement, & ils reviennent à leur premier argument pris de l’impossibilité absolue qu’il y ait aucun premier principe de mouvement, &c. (Qu’on lise ce qui précède & ce qui suit le texte, auquel cette note se rapporte, & l’on verra que ce n’a jamais été là notre prétention). Voyez le traité de l’existence & des attributs de Dieu, &c. chap. 11. prop. 10. pag. 226 & suiv. Le docteur Samuel Clarke, auteur de ce célèbre ouvrage, sacrifia sa fortune à son Systême sur la trinité. Il conserva toujours dans le fond du cœur le même attachement à sa doctrine. La cour le destinoit à l’archevêché de Cantorbery : mais il perdit cette espérance par une raillerie du docteur Gibson, évêque de Londres, que la reine Anne consulta sur ce choix : De toutes les qualités archiépiscopales, lui dit-il, je n’en connois qu’une qui lui manque, c’est d’être chrétien. Il vivoit en philosophe, dans une grande négligence pour sa personne & avec beaucoup de frugalité. Il ne changea pas même de conduite lorsqu’il eut la cure de saint James qui vaut 1 200 liv. sterling de rente. Il s’absentoit exprès de son église toutes les fois qu’on y récitoit le symbole de saint Athanase, suivant l’ordre de la liturgie. Il fut toujours un des plus zélés partisans de la liberté d’écrire & de penser, & l’on reconnoît facilement au style, que la plupart des ouvrages anonymes qui parurent de son tems, en faveur de la presse, sont sortis de sa plume. Voyez le pour & contre, tome V, n. 64. pag. 93. & suivantes.
  3. O desideranda necessitas ! donabit eam veritas, ut sit certa securitas, sine quà non potest esse illa, cui non est aliquid addendum, jam plena nostra felicitas, dit saint Augustin, dans son livre intitulé : de l’ouvrage imparfait, liv. 6, n. 63, pag. 12, 81, 1282.
  4. «L’agent intelligent, pour être libre, n’a donc point un pouvoir illimité. Ses idées sont ses limites,