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II. Puisque suivant notre docteur, un être individuel peut seul être le sujet de la faculté de penser, pourquoi plusieurs parties de la matière, réunies en un seul systême, ne pourroient-elles pas devenir propres à recevoir cette faculté ? Dieu ne peut-il pas en faire un tout individuel, c’est à-dire les unir tellement ensemble qu’elles ne puissent pas être séparées ni divisées par aucune cause naturelle ? Dans cet état d’union, que leur manqueroit-il pour être capables de penser ? Le corps, qu’elles formeroient par leur réunion intime, auroit l’individualité : il auroit donc la seule chose requise pour être capable de penser : il pourroit donc devenir un être pensant.

En supposant plusieurs parties si étroitement unies ensemble qu’elles ne pussent plus être séparées les unes des autres, en quoi consisteroit la distinction ou l’individualité de chaque partie ? Il me semble, à moi, qu’elle ne seroit plus. Cette union intime l’anéantiroit ; & un tel composé n’auroit point de parties distinctes, comme l’être immatériel n’en a point, quoiqu’il soit étendu ; car suivant M. Clarke, l’idée d’immatérialité n’exclut point celle d’extension. En supposant cette union complètte & entière, les parties sont aussi incapables de division, que celles de l’étendue immatérielle. Toute la différence qu’il y a entre la substance immatérielle & la substance matérielle, indépendamment de la solidité de celle-ci, que l’autre n’a point, consiste en ce que l’une est peut-être individuelle par sa nature, & que l’autre devient par un acte particulier de la puissance divine ce que la première est par la création. Je ne vois pas du reste que cette différence suffise pour rendre l’une capable de penser, & l’autre incapable de recevoir la faculté de penser, à moins que cette faculté ne puisse pas se trouver avec la solidité dans le même sujet.

III. Mais supposons, avec le docteur Clarke, qu’une substance matérielle dans quelque état qu’elle soit, n’est point un être individuel. Je ne vois pas encore qu’un systême de matière, composé de parties actuellement séparées & distinctes, soit incapable de recevoir une faculté individuelle, telle que la faculté de penser. Je ne vois point qu’il faille absolument & nécessairement que le sujet d’une faculté individuelle soit lui-même un être individuel. Si la nature nous offre des êtres qui ne sont rien moins qu’individuels, & qui néanmoins possèdent des facultés individuelles, soit comme un présent de Dieu, soit comme une appartenance d’un tel systême de matière composé de parties actuellement séparées & distinctes, que devient l’argument du docteur Clarke ? Il tombe sans force. Cependant c’est un fait, ou plutôt une multitude de faits. Il suffit d’avoir des yeux pour appercevoir de tous côtés des systêmes de matières revêtus de certaines facultés qui ne résident ni dans chacune ni dans aucune des parties qui les composent, considérées en particulier & sans rapport au tout. Prenons une rose. Elle est composée de plusieurs parties dont chacune, prise séparément, n’a point la faculté de produire cette sensation agréable qu’elles causent lorsqu’elles sont unies ensemble. Il faut donc que dans un tel systême chaque partie contribue à la puissance individuelle qui est la cause externe de la sensation, vu que Dieu dont le pouvoir est infini, donne à cet aggrégat matériel la propriété de produire dans nous cette sensation. Voilà, selon moi, un exemple de la manière dont la faculté individuelle de penser peut se trouver dans la matière. Les parties qui composent le cerveau humain peuvent avoir, sous cette modification, la faculté de penser, ou à titre de production naturelle ou comme une vertu que Dieu ajoute à une telle combinaison de parties matérielles, quoique chacune prise séparément ou sous toute autre forme, n’ait point cette faculté.

Le défaut du raisonnement de M. Clarke, lequel me paroit avoir échappé à sa pénétration, consiste en ce qu’il entend par une faculté individuelle, une propriété qui ne peut appartenir qu’à un être individuel. C’est-là supposer ce qui est en question, savoir si la faculté de penser est une propriété individuelle de cette espèce. Notre docteur ne dit pas un mot qui tende à prouver cette assertion ; & il a bien raison ; car pour la prouver il faudroit connoître parfaitement la nature de la pensée. Nous pouvons, à la vérité, distinguer plusieurs espèces de pensées les unes des autres. Mais la pensée est-elle une opération qui ne puisse procéder que d’un être individuel ? Ou bien peut-elle résider dans un être composé de parties actuellement séparées & distinctes ? c’est ce que nous ignorerons jusqu’à ce qu’on en donne une meilleure preuve que celle du docteur Clarke. Il ne suffit pas d’appeller la faculté de penser une propriété individuelle, pour démontrer qu’elle appartient en propre à un être individuel, à l’exclusion de tout autre.

IV. Accordons à M. Clarke tout ce qu’il peut desirer. Supposons que ce savant théologien a prouvé que le sentiment intérieur ne sauroit se trouver que dans un être individuel, & que de plus cet être individuel doit être une substance immatérielle ; il n’a pas prouvé pour cela que l’ame soit naturellement immortelle, de sorte que tous ses beaux & longs raisonnemens en faveur de l’immatérialité de l’ame sont en pure perte pour l’objet principal qui est son immortalité naturelle. L’ame étant supposée un principe immatériel pensant, pour démontrer l’immortalité naturelle de l’ame, il faut prouver qu’un principe immatériel pensant est naturellement immortel & pour