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arrangement de ses parties quoique non rondes ? Et qu’est-ce que la pensée dans le principe pensant, sinon le résultat naturel & précis de telle combinaison systématique de ses parties quoique non pensantes ?

Faisons un pas de plus. Quand je ne serois pas en état d’expliquer comment un tel arrangement des parties de la matière produit la pensée ou la rondeur, en seroit-on mieux fondé à prétendre que les êtres créés ne puissent pas donner à la matière des modalités qu’elle n’a pas de sa nature, & qui ne sont pas toujours en elle ? Si la matière n’est pas essentiellement active, & je présume que M. Clarke pense qu’elle ne l’est pas, je demande si, en supposant quelques corps en repos, d’autres corps finis & agités d’un certain degré de mouvement, ne sont pas capables d’eux-mêmes de mouvoir ceux qui sont en repos, & conséquemment d’y produire une modification qui n’y étoit pas. Ne suffit-il pas à la matière d’être susceptible de mouvement, pour se mouvoir dès qu’elle reçoit l’impression oui le choc de quelque mobile ? De même la capacité de penser suffit pour nous faire penser en certaines occasions, quoique nous ne pensions pas toujours. Il suffit que nous puissions penser à un triangle pour y penser effectivement, dès que cette figure frappe nos yeux, quand nous n’y aurions jamais pensé auparavant. C’est le cas de toutes les opérations des êtres finis quels qu’ils soient. Loin qu’il répugne de supposer un commencement à leur existence, si nous ne lui en supposant pas un, il n’y aura ni changement, ni succession, ni variété dans l’univers.

3o. M. Clarke prétend « qu’il y a de l’absurdité à attribuer le sentiment intérieur à une substance aussi fragile que le cerveau ou les esprits du cerveau. Car si les parties ou les esprits du cerveau sont dans un flux & un changement continuel, (ce qui est très-certain), il s’ensuivra que le sentiment intérieur par lequel vous vous rappelez non seulement que certaines choses ont été faites il y a tant d’années, mais qu’elles ont été faites par cet être individuel qui se les rappelle, est transféré d’un sujet à l’autre ; c’est-à-dire que ce sentiment intérieur est une qualité réelle qui ne réside pourtant dans aucun sujet. »

Plus j’examine ce raisonnement, moins il me semble fondé en raison. Je suis fâché de me trouver dans la dure nécessité de contredire M. Clarke. L’absurdité ne consiste pas à attribuer le sentiment intérieur à une substance aussi fragile que le cerveau. Mais il y en auroit à l’attribuer à une substance moins fragile. Car, si nous oublions, ou autrement si nous perdons le sentiment intérieur de plusieurs choses que nous avons aussi certainement faites dans les premiers tems de notre vie, que beaucoup d’autres dont le souvenir nous est encore présent ; si dans le fait nous oublions tout ce que nous n’avons pas soin de nous imprimer dans la mémoire en nous le rappelant, en renouvellant & revivifiant nos idées ; si avec cela les parties de notre cerveau sont dans un flux continuel, de sorte qu’au bout d’un certain tems se trouve renouvellé en partie ou totalement, nous avons la raison de l’oubli total de certaines choses & de l’oubli partiel de rquelques autres. On ne peut mieux rendre compte de ces phénomènes qu’en les attribuant au flux continuel de la substance de notre cerveau ? Qu’est-ce qui prouve mieux que le sentiment intérieur n’est point transporté d’un sujet à autre, que cet oubli-là même, toujours proportionné au flux & au changement des particules du cerveau ?

Je suppose que je me souvienne d’avoir fait certaines choses, quoique je n’aie plus aucune des parties de mon cerveau que j’avois lorsque je les ai faites. Comment puis-je avoir le sentiment intérieur ou le souvenir de les avoir faites, sans que ce sentiment soit passé d’un sujet à un autre, savoir de la substance qui composoit alors mon cerveau, à celle dont il est aujourd’hui composé ? Voilà l’objection de M. Clarke dans toute sa force : on ne m’accusera pas de l’affoiblir. Je suppose donc qu’à quarante ans, je me souvienne d’avoir été au marché ou à la foire à l’âge de cinq ans ; & il est vraisemblable qu’à quarante ans il ne me reste plus aucune des parties de matière que j’avois à cinq ans, de sorte que mon cerveau est totalement renouvellé. Pour retenir le sentiment intérieur de cette action, il est nécessaire d’en faire revivre l’idée avant une dissipation trop considérable des particules de mon cerveau, autrement j’en perdrois le souvenir comme de beaucoup d’autres choses qui me sont arrivées dans mon enfance. Mais en faisant revivre de tems à autre l’idée de cette action, j’en entretiens le sentiment intérieur qui s’exprime derechef dans mon cerveau & dans les nouvelles parties qui lui surviennent. Ce méchanisme ayant lieu à mesure que le cerveau se renouvelle, le souvenir de telle action s’y conserve de la même manière que le cerveau reçoit de nouvelles idées par de nouvelles traces qui y sont empreintes. En effet le souvenir ou le sentiment intérieur d’avoir fait l’action dont il s’agit, est une idée de cette action revêtue de ses circonstances : cette idée est une impression faite dans le cerveau : donc en conservant ou entretenant cette impression, on conserve l’idée correspondante qui est le sentiment intérieur d’avoir fait telle action ; l’impression faite dans le cerveau s’y entretient & se grave sur les nouvelles parties de matière qu’il reçoit par le rappel