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observations sur les conditions qui me semblent préalablement nécessaires pour parvenir à une preuve démonstrative de l’existence de Dieu, tant par la grande envie que j’ai de voir la religion établie sur des principes démontrés, que pour satisfaire le desir que les athées même doivent avoir, suivant la remarque de M. Clarke, mises en évidence : car dit-il[1] « quelque hypothèse qu’ils admettent, il est sûr que l’homme considéré comme abandonné à lui-même & sans être conduit & protégé par un être supérieur, est dans une condition cent fois moins agréable que sous le gouvernement, la providence, & la conduite particulière d’un Dieu bienfaisant ». Voyons donc ce qu’il faut pour démontrer un point dans lequel je penserois que la probabilité seule devroit suffire pour déterminer un homme raisonnable.

Autant que je puis juger des opinions de Straton, de Xénophanes, & de quelques autres anciens athées, par quelques lambeaux de leur philosophie échappés à la fureur du tems qui dévore tout ; autant que je puis juger des sentimens des lettrés de la Chine par les relations que nous en donnent les voyageurs, & sur-tout le P. Gobien, dans son histoire de l’édit de l’empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne, il me semble qu’ils conviennent tous avec Spinoza, qu’il n’y a point d’autre substance dans l’univers que la matière à laquelle Spinoza donne le nom de Dieu, & Straton celui de nature. Ce systême est décrit ainsi par le poëte Manilius.

Omnia mortals mutant lego creatâ.
Nec se cognoscunt ter vertentibus annis
Exutas. Variant faciem per sæcula gentes.
At manet incolumis mundus, suaque omnia servat,
Quæ nec longa dies auget, minuitque sencetus.
Nec motus puncto currit, cursusque fatigat :
Idem semper erit, quoniam semper fuit idem.
Non alium vidêre patres, aliumve Nepotes
Aspicient. Deus est quoi non mutatur in ævum.

Pour répondre à ces athées d’une manière démonstrative & absolument sans réplique, je pense, avec M. Clarke, qu’il faut démontrer la création de la matière ex nihilo, c’est-à-dire que la matière n’est point une substance existante par elle-même. Car si l’on convient une fois que la matière existe par elle-même, comme la religion chrétienne nous oblige à croire qu’il n’y a qu’un seul être existant par lui-même & que cet être est Dieu, il faudroit avouer que la matière est Dieu, & qu’elle a toutes les perfections. Car c’est de l’aséité de Dieu que nous inférons toutes les qualités & perfections divines. Si d’un autre côté nous reconnoissions deux êtres existans par eux-mêmes, la matière & l’esprit, rien ne nous empêcheroit d’en admettre une infinité d’autres existans aussi par eux-mêmes ; d’où il résulteroit une pluralité de Dieux aussi incompatible avec l’essence de Dieu comme créateur, qu’avec l’aséité de la matière. Il est donc évident que pour éviter ces deux extrêmes également dangereux de croire ou qu’il n’existe que de la matière dans l’univers, ou qu’il y a deux êtres différens existans par eux-mêmes, nous devons non-seulement savoir qu’il existe deux êtres d’une nature différente (quoique M. Clarke pense que ce seul point suffise) nous devons encore voir dans une idée claire qu’il est possible que la matière n’ait pas toujours existé ; car alors il s’ensuivra que l’être qui pourra être conçu n’avoir pas toujours existé, ne sera point existant par lui-même, qu’il aura été créé, & conséquemment qu’il y a un être créateur dont il tire son existence.

Comment prouver que la matière n’existe point par elle-même, ou qu’elle a été créée de rien, car c’est la même chose ? Nous n’avons pas d’autre moyen pour cela, que de nous former une idée claire de la création ex nihilo, comme nous avons une idée de différentes propriétés de la matière qui commencent à exister en elle. Car tant que nous ne concevons pas clairement que la matière a été créée à partir de rien, nous ne pouvons nous dispenser de la regarder comme un être existant par lui-même : car qu’est qu’un être existant par lui-même, sinon, un être que nous ne pouvons concevoir non-existant ? Et qu’est ce que l’idée de la création ex nihilo, sinon l’idée de la simple possibilité de l’existence d’un être non-existant, ou autrement, une idée par laquelle nous concevons que la matière peut commencer d’exister ? Ainsi notre idée de la création des propriétés de la matière, est une idée qui nous représente aussi distinctement la possibilité qu’il y a que ces propriétés commencent à exister, que l’idée de ses propriétés actuellement existantes nous les représente clairement comme telles. Or pour avoir une idée claire de la création, ou pour concevoir que la matière puisse commencer d’exister, nous devons, suivant le langage de l’incomparable Locke qui s’exprime fort modestement sur cette matière, « nous devons nous éloigner des idées commune, sortir de la sphère des notions vulgaires, donner l’essor à notre esprit, & nous engager dans l’examen le plus profond que nous pouvons faire de la nature des choses : alors nous pourrons en venir jusqu’à concevoir, quoique d’une manière imparfaite, comment la matière peut d’abord avoir été produite & avoir commencé d’exister par le pouvoir de ce premier

  1. Ibidem.