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Histoire d’un paysan.

dans cette confiance, il nous avait assemblés ; qu’on allait nous mettre sous les yeux la dette, et qu’il était assuré d’avance que nous trouverions un bon moyen de l’éteindre, et d’affermir ainsi le crédit ; que c’était le plus ardent de ses vœux et qu’il aimait beaucoup ses peuples.

Alors il s’assit, en nous disant que son garde des sceaux allait encore mieux nous faire comprendre ses intentions. Toute la salle criait :

« Vive le roi ! »

Le garde des sceaux, M. de Barentin, s’étant donc levé, nous dit que le premier besoin de Sa Majesté était de répandre des bienfaits, et que les vertus des souverains sont la première ressource des nations, dans les temps difficiles ; que notre Souverain avait donc résolu de consommer la félicité publique ; qu’il nous avait convoqués pour l’aider, et que la troisième race de nos rois avait surtout des droits à la reconnaissance de tout bon Français : qu’elle avait affermi l’ordre de la succession à la Couronne, et qu’elle avait aboli toute distinction humiliante, « entre les fiers successeurs des conquérants et l’humble postérité des vaincus ! » mais que malgré cela elle tenait à la noblesse, car l’amour de l’ordre a mis des rangs entre les uns et les autres, et qu’il fallait les maintenir dans une monarchie ; enfin, que la volonté du roi était de nous voir assemblés le lendemain, pour vérifier promptement nos pouvoirs et nous occuper des objets importants qu’il nous avait indiqués, à savoir l’argent !

Après cela, M. le garde des sceaux s’assit, et M. Necker nous lut un très-long discours touchant la dette, qui s’élève à seize cents millions, et qui produit un déficit annuel de 56,150,000 livres. Il nous engageait à payer ce déficit ; mais il ne nous dit pas un mot de la constitution, que nos électeurs nous ont chargés d’établir.

Le même soir, en nous en allant bien étonnés, nous apprîmes que deux régiments nouveaux, Royal-Cravate et Bourgogne-Cavalerie, avec un bataillon suisse, venaient d’arriver à Paris, et que plusieurs autres régiments étaient en marche. Cette nouvelle nous donnait terriblement à réfléchir, d’autant plus que la reine, Mgr le comte d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M. le duc d’Enghien et M. le prince de Conti n’avaient pas approuvé la convocation des états généraux, et qu’ils doutaient de nous voir payer la dette, si l’on ne nous aidait pas un peu. Pour tous autres que pour des princes, cela se serait appelé un guet-apens ! Mais les noms des actions changent avec les dignités de ceux qui les commettent : pour des princes, c’était donc tout sim-

plement

un coup d’État qu’ils préparaient. Heureusement j’avais déjà vu les Parisiens, et je pensais que ces braves gens ne nous laisseraient pas tout seuls.

Enfin, ce soir-là, mes deux confrères et moi nous tombâmes d’accord, après souper, qu’il fallait compter sur nous plutôt que sur les autres, et que l’arrivée de tous ces régiments n’annonçait rien de bon pour le tiers.

C’est le 6 mai que les affaires commencèrent à prendre une tournure ; avant cette séance, toutes les cérémonies dont je vous ai parlé, et les discours qu’on nous avait faits, n’aboutissaient à rien ; mais à cette heure, vous allez voir réellement du nouveau.

Le lendemain à neuf heures, Gérard, M. le curé Jacques et moi, nous arrivâmes dans la salle des états généraux. On avait enlevé les tentures des baldaquins et les tapis du trône. La salle était presque vide ; mais les députés du tiers arrivaient, les bancs se garnissaient ; on causait à droite et à gauche, on faisait connaissance avec ses voisins, comme des gens qui doivent s’entendre sur des affaires sérieuses. Vingt minutes après, presque tous les députés du tiers état se trouvaient réunis. On attendait ceux de la noblesse et du clergé ; pas un seul ne se montrait.

Tout à coup un des nôtres, arrivant, di que les deux autres ordres se trouvaient réunis chacun dans sa salle et qu’ils délibéraient. Naturellement, cela produisit autant de surprise que d’indignation. On décida de nommer tout de suite président du tiers état notre doyen d’âge, un vieillard tout chauve, et qui s’appelle Leroux comme vous, maître Jean. Il accepta et choisit six autres membres de l’assemblée pour l’aider.

Il fallut du temps pour rétablir le silence, car des milliers d’idées vous venaient en ce moment. Chacun avait à dire ce qu’il prévoyait, ce qu’il craignait, et les moyens qu’il croyait utile d’employer dans un cas si grave. Enfin le calme se rétablit, et M. Malouet, un ancien employé de l’administration de la marine, à ce qu’on m’a dit, proposa d’envoyer aux ordres privilégiés une députation, pour les inviter à se réunir avec nous, dans le lieu des assemblées générales. Un jeune député, M. Mounier, lui répondit que cette démarche compromettrait la dignité des communes ; que rien ne pressait, qu’on serait bientôt instruit de ce que les privilégiés auraient décidé, et qu’alors on prendrait ses mesures en conséquence. Je pensais comme lui. Notre doyen ajouta que nous ne pouvions encore nous regarder comme membres des états généraux, puisque ces états n’étaient pas formés ni nos pouvoirs vérifiés ;