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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/100

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Histoire d’un paysan.

voulait la séparation des ordres. Quelques-uns rejetaient cette présentation sur le maître des cérémonies. Moi je pensais : nous verrons ! si la cour est contre le vote par tête, on avisera ; nous sommes avertis !

Le lendemain, de grand matin, toutes les cloches sonnaient, et dans la rue s’élevaient des cris de joie, des rumeurs sans fin : c’était le jour de la messe du Saint-Esprit, pour appeler sur les états généraux les bénédictions du Seigneur.

Les trois ordres se réunirent dans l’église Notre-Dame, où l’on chanta le Veni Creator. Après cette cérémonie, très agréable à cause des belles voix et de la bonne musique, on se rendit en procession à l’église Saint-Louis. Nous étions en tête, la noblesse venait ensuite ; puis, le clergé, précédant le Saint-Sacrement. Les rues étaient tendues de tapisseries de la couronne et fa foule criait :

« Vive le tiers état ! »

C’est la première fois que le peuple ne se soit pas déclaré pour les beaux habits, car nous étions comme des corbeaux, à côté de ces paons, le petit chapeau à plumes retroussé, les habits dorés sur toutes les coutures, les mollets ronds, le coude en l’air et l’épée au côté. Le roi, la reine, au milieu de leur cour, fermaient la marche. Quelques cris de : « Vive le roi ! vive le duc d’Orléans ! » s’élevèrent ensemble. Les cloches sonnaient à pleines volées.

Ce peuple a du bon sens ; pas un imbécile, dans tant de mille âmes, ne criait : — « Vive le comte d’Artois, la reine ou les évêques ! » — Ils étaient pourtant bien beaux !

À l’église Saint-Louis, la messe commença ; puis l’évêque de Nancy, M. de la Fare, fit un long sermon contre le luxe de la cour, le même que tous les évêques font depuis des siècles, sans retrancher un seul galon de leurs mitres, de leurs chasubles ou de leurs dais.

Cette cérémonie dura jusqu’à quatre heures après midi. Chacun pensait que c’était bien assez, et que nous allions avoir la satisfaction de causer ensemble de nos affaires ; mais nous n’en étions pas encore là, car, le lendemain 5 mai, l’ouverture des états généraux fut encore une cérémonie. Ces gens ne vivent que de cérémonies, ou, pour parler net, de comédies.

Le lendemain donc, tous les états généraux se réunirent dans notre salle, qu’on appelle salle des Trois-Ordres. Elle est éclairée en haut, par une ouverture ronde garnie de satin blanc, et elle a des colonnes sur les deux côtés. Au fond s’élevait un trône, sous un dais magnifique parsemé de fleurs de lis d’or.

Le marquis de Brezé et ses maîtres de céré-

monies

placèrent les députés. Leur ouvrage commença vers neuf heures et finit à midi et demi : on vous appelait, on vous conduisait, on vous faisait asseoir. Dans ce même temps, les conseillers d’État, les ministres et secrétaires d’État, les gouverneurs et lieutenants généraux de provinces se plaçaient aussi. Une longue table, à tapis vert, au bas de l’estrade, était destinée aux secrétaires d’État ; à l’un des bouts se trouvait Necker, à l’autre M. de Saint-Priest. S’il fallait vous raconter fout en détail, je n’en finirais jamais.

Le clergé s’assit à droite du trône, la noblesse à gauche et nous en face. Les représentants du clergé étaient 291, ceux de la noblesse 270 et nous 578. Il en manquait encore quelques-uns des nôtres, parce que les élections de Paris ne se terminèrent que le 19 ; mais cela ne se voyait pas.

Enfin, vers une heure, on alla prévenir le roi et la reine ; presque aussitôt ils parurent, précédés et suivis des princes et princesses de la famille royale et de leur cortége de cour. Le roi se plaça sur le trône ; la reine à côté de lui, sur un grand fauteuil hors du dais ; la famille royale autour du trône ; les princes, les ministres, les pairs du royaume un peu plus bas ; et le surplus de l’escorte sur les degrés de l’estrade. Les dames de la cour, en grande parure, occupèrent les galeries de la salle, du côté de l’estrade ; quant aux simples spectateurs, ils se mirent dans les autres galeries, entre les colonnes.

Le roi portait un chapeau rond, la gance enrichie de perles, et surmonté d’un gros diamant connu sous le nom de Pitt. Chacun était assis sur un fauteuil, une chaise, un banc, un tabouret, selon son rang ou sa dignité ; car ces choses sont de très-grande importance ; c’est de cela que dépend la grandeur d’une nation ! Je ne l’aurais jamais cru, si je ne l’avais pas vu : tout est réglé pour ces cérémonies. Plût à Dieu que nos affaires, à nous, fussent en aussi bon ordre ! Mais les questions d’étiquette passent d’abord, et ce n’est qu’à la suite des siècles qu’on a le temps de s’inquiéter des misères du peuple.

Je voudrais bien que Valentin eut été trois ou quatre heures à ma place, il vous expliquerait la différence d’un bonnet avec un autre bonnet, d’une robe avec une autre robe ! Moi, ce qui m’intéressa le plus, ce fut le moment où M. le grand maître des cérémonies nous fit signe d’être attentifs, et que le roi se mit à lire son discours. Tout ce qui m’en est resté, c’est qu’il était content de nous voir, qu’il nous engageait à bien nous entendre, pour empêcher les innovations et payer le déficit, que,