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Histoire d’un paysan.

voyage, et bien sûrs que la masse des Parisiens était pour le tiers état. Voilà le principal.

Le 12, à neuf heures, nous étions à notre poste ; et comme nos commissaires n’avaient pu s’entendre avec ceux de la noblesse et du clergé, nous vîmes qu’on voulait seulement nous faire perdre du temps. C’est pourquoi, dans cette séance, on prit des mesures pour aller en avant. Le doyen et les anciens furent chargés de dresser la liste des députés, et l’on décida que tous les huit jours une commission, composée d’un député de chaque province, serait nommée pour maintenir l’ordre dans les conférences, recueillir et compter les voix, connaître la majorité des opinions sur chaque question, etc.

Nous reçûmes le lendemain une députation de la noblesse, pour nous signifier que leur ordre était constitué, qu’ils avaient nommé leur président, leurs secrétaires, ouvert des regisires, et pris divers arrêtés, entre autres celui de procéder seuls à la vérification de leurs pouvoirs. Ils étaient bien décidés à se passer de nous.

Le même jour, le clergé nous fit dire qu’il avait nommé des commissaires, pour conférer avec ceux de la noblesse et du tiers état, sur la vérification des pouvoirs en commun et la réunion des trois ordres.

Une grande discussion s’éleva ; les uns voulaient nommer des commissaires, d’autres proposaient de déclarer que nous ne reconnaîtrions pour représentants légaux, que ceux dont les pouvoirs auraient été examnés dans l’assemblée générale, et que nous invitions les députés de l’église et de la noblesse à se réunir dans la salle des états, où nous les attendions depuis huit jours.

Comme la discussion s’échauffait, et que plusieurs membres voulaient encore parler, les débats furent continués le lendemain. Rabaud de Saint-Étienne, un ministre protestant, Viguier, député de Toulouse ; Thouret, avocat au parlement de Rouen ; Barnave, député du Dauphiné ; Boissy-d’Anglas, député du Languedoc, tous des hommes de grand talent et des orateurs admirables, surtout Barnave, soutinrent, les uns qu’il fallait marcher, les autres qu’il fallait encore attendre, et donner le temps à la noblesse et au clergé de réfléchir ; comme si toutes leurs réflexions n’avaient pas été faites. Enfin, Rabaud de Saint-Étienne l’emporta, et l’on choisit seize membres qui devaient conférer avec les commissaires des nobles et des évêques.

Dans notre séance du 23, on proposa de nommer un comité de rédaction, chargé de rédiger tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des états généraux. Cette proposition

fut rejetée, parce que ce simple exposé pouvait augmenter l’agitation du pays, en démontrant les intrigues de la noblesse et du clergé, pour paralyser le tiers état.

Le 22 et le 23, le bruit courait déjà que Sa Majesté voulait nous présenter le projet d’un emprunt. Au moyen de cet emprunt, on aurait pu se passer de nous, puisque le déficit aurait été comblé ; seulement, nos enfants et descendants auraient payé les rentes à perpétuité. — Les troupes arrivaient en même temps par masses autour de Paris et de Versailles.

Le 26, on compléta le règlement de discipline et de bon ordre ; et nos commissaires vinrent mous annoncer qu’ils n’avaient pu s’entendre avec ceux de la noblesse.

Le lendemain 27, Mirabeau résuma tout ce qui s’était passé jusqu’alors, en disant : « La noblesse ne veut pas se réunir à nous, pour juger des pouvoirs en commun. Nous voulons vérifier les pouvoirs en commun. Le clergé persévère à vouloir nous concilier. Je propose de décréter une députation vers le clergé, très-solennelle et très-nombreuse, pour l’adjurer au nom du Dieu de paix, de se ranger du côté de la raison, de la justice et de la vérité, ci de se réunir à ses codéputés, dans la salle commune. »

Tout cela se passait au milieu du peuple. La foule nous entourait et ne se gênait pas pour applaudir ceux qui lui plaisaient.

Le lendemain, 28, on ordonna d’établir une barrière pour séparer l’assemblée du public, et l’on fit une députation au clergé, dans le sens indiqué par Mirabeau.

Ce même jour, nous reçumes une lettre du roi : « Sa Majesté avait été informée que les difficultés entre les trois ordres, relativement à la vérification des pouvoirs, subsistaient encore. Elle voyait avec peine, et même avec inquiétude, l’assemblée qu’elle avait convoquée pour s’occuper de la régénération du royaume, livrée à une inaction funeste. Dans ces circonstances, elle invitait les commissaires nommés par les trois ordres à reprendre leurs conférences, en présence du garde des sceaux et des commissaires que Sa Majesté nommerait elle-même, afin d’être informée particulièrement des ouvertures de conciliation qui seraient faites, et de pouvoir contribuer directement à une harmonie si désirable. »

Il paraît que c’était nous, — les députés des communes, — qui étions-cause de l’inaction des état généraux depuis trois semaines ; c’était nous qui voulions faire bande à part, et qui défendions de vieux priviléges contraires aux droits de la nation !

Sa Majesté nous prenait pour des enfants.