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Histoire d’un paysan.

pris cette mesure de son propre chef, je suppose.

La colère nous gagnait ; malgré cela, comme la pluie commençait à tomber ferme, on se dépêcha d’arriver à la porte du Chantier, pensant qu’elle était ouverte. Mais M. le marquis n’avait pas encore placé selon ses idées les deux premiers ordres, la porte de derrière était donc aussi fermée. Il fallut courir sous une espèce de hangar, à gauche, pendant que les nobles et les évêques entraient carrément et majestueusement par la grande avenue de Paris. M. le grand maître des cérémonies n’avait pas à se gêner avec nous ; il trouvait tout naturel de nous faire attendre ; nous n’étions là que pour la forme, en définitive. Qu’est-ce que les représentants du peuple ? Qu’est-ce que le tiers état ? De la canaille ! Ainsi pensait sans doute M. le marquis ; et si des paysans, des bourgeois comme moi digéraient avec peine ces affronts, renouvelés chaque jour par une espèce de premier domestique, qu’on se figure la fureur d’un noble comme Mirabeau ; les cheveux lui en dressaient sur la tête, ses joues charnues tremblaient de colère. La pluie était battante. Deux fois, notre président avait été renvoyé, M. le marquis ayant encore de grands personnages à placer. Mirabeau voyant cela, dit à Bailly d’une voix terrible, en montrant les députés du tiers :

« Monsieur le président, conduisez la nation au-devant du roi ! »

Enfin, pour la troisième fois, Bailly s’approcha de la porte en y frappant, et M. le marquis daigna paraître, après avoir sans doute fini sa noble besogne. Celui-là, maître Jean, peut se vanter d’avoir bien servi la cour ! Notre président lui déclara que si la porte ne s’ouvrait pas, le tiers état allait se retirer. Alors elle s’ouvrit toute grande ; nous vîmes la salle décorée comme le premier jour, les bancs de la noblesse et du clergé garnis des magnifiques députés de ces deux ordres, et nous entrâmes trempés de pluie. Messieurs de la noblesse et quelques évêques riaient en nous voyant prendre place ; ils paraissaient tout à fait réjouis de notre humiliation.

Ces choses-la coûtent cher !

On s’assit donc, et presque aussitôt le roi entrait par l’autre bout de la salle, environné des princes du sang, des ducs et pairs, des capitaines de ses gardes et de quelques gardes du corps. Pas un seul cri de : « Vive le roi ! » ne s’éleva de notre côté. Le silence s’établit à l’instant, et le roi dit « qu’il croyait avoir tout fait pour le bien de ses peuples, et qu’il semblait que nous n’avions plus qu’à finir son ouvrage ; mais que depuis deux mois nous n’avions

pu nous entendre sur les préliminaires de nos opérations, et qu’il se devait à lui-même de faire cesser ces funestes divisions. En conséquence, il allait nous déclarer ce qu’il voulait. »

Après ce discours, le roi s’assit et un secrétaire d’État nous lut ses volontés.

« Art. 1er. — Le roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée en entier, et qu’ils forment trois chambres séparées. Il déclare nulles les délibérations prises par les députés du tiers état, le 17 de ce mois.

« Art. 2. — Sa Majesté déclare les pouvoirs valables, vérifiés ou non vérifiés, dans chaque chambre, et ordonne qu’il en soit donné communication aux autres ordres, sans plus d’embarras.

« Art. 3. — Le roi casse et annule les restrictions qu’on a mises aux pouvoirs des députés. »

De sorte que chacun de nous pouvait faire ce qui lui plaisait : accorder des subsides, voter des impôts, aliéner les droits de la nation, etc., etc., sans s’inquiéter des vœux de ceux qui l’avaient envoyé.

« Art. 4 et 5. — Si des députés avaient fait le serment téméraire de rester fidèles à leur mandat, le roi leur permettait d’écrire à leurs bailliages, pour s’en faire relever ; mais ils allaient rester en attendant à leur poste, pour donner du poids aux décisions des états généraux.

« Art. 6. — Sa Majesté déclare que dans les tenues des états généraux à l’avenir, elle ne permettra plus les mandats impératifs. »

Sans doute parce que les filous qui trafiquent de leurs voix, se reconnaîtraient trop bien au milieu des honnêtes gens qui remplissent leur mandat !

Ensuite Sa Majesté nous signifia de quelle manière elle entendait que nous procédions. D’abord elle nous défendait de traiter à l’avenir des affaires qui regardent les droits antiques des trois ordres ; de la forme d’une constitution à donner aux prochains états généraux ; des propriétés seigneuriales et féodales ; des droits et prérogatives honorifiques des deux premiers ordres. Elle déclarait que le consentement particulier du clergé serait nécessaire pour tout ce qui intéresse la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres réguliers et séculiers.

Enfin, maître Jean, nous n’étions appelés là que pour payer le déficit et voter que le peuple donnerait l’argent ; le reste ne nous regardait pas ; tout était bien, très-bien ; tout devait rester debout, quand nous aurions financé !