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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/115

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Histoire d’un paysan.

Après cette lecture, le roi se releva pour nous dire que jamais monarque n’en avait fait autant que lui, dans l’intérêt de ses peuples, que ceux qui retarderaient encore ses intentions paternelles seraient indignes d’être regardés comme Français.

Puis il se rassit, et on nous lut ses intentions sur les impôts, sur les emprunts et les autres affaires des finances.

Le roi voulait changer le nom des impôts ; vous entendez bien, maître Jean, le nom ! Ainsi, la taille réunie au vingtième, ou remplacée de quelque autre manière, allait devenir plus coulante : au lieu de payer une livre, on donnera vingt sous ; au lieu de payer au collecteur, on payera au percepteur, et le peuple sera soulagé !

« Jamais aucun roi n’en a tant fait pour ses peuples ! »

Il voulait abolir les lettres de cachet, mais en les conservant pour ménager l’honneur des familles ; c’est clair !

Il voulait aussi la liberté de la presse, mais en ayant bien soin d’empêcher les mauvaises gazettes et les mauvais livres de se publier.

Il voulait le consentement des états généraux pour faire des emprunts ; seulement, en cas de guerre, il déclarait pouvoir emprunter jusqu’à concurrence de cent millions, pour commencer. « Car l’intention formelle du roi est de ne mettre jamais le salut de son empire dans la dépendance de personne. »

Il voulait aussi nous consulter sur les emplois et charges, qui conserveraient à l’avenir le privilége de donner ou de transmettre la noblesse.

Enfin on nous lut un grand pot-pourri sur toutes sortes de choses, où l’on voulait nous consulter. Mais le roi se réservait toujours de faire ce qu’il voudrait ; notre affaire, à nous, c’était de payer ; pour cela, nous avions toujours la préférence.

Sa Majesté se remit encore une fois à parler et nous dit :


« Réfléchissez, messieurs, qu’aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peuvent avoir force de loi, sans mon approbation spéciale ; je suis le garant naturel de vos droits. C’est moi qui fais tout le bonheur de mes peuples ; et il est rare peut-être que l’ambition d’un souverain soit d’obtenir de ses sujets, qu’ils s’entendent pour accepter ses bienfaits.

« Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans la chambre affectée à votre ordre, pour y reprendre vos séances. »

Enfin nous étions remis à notre place ! On nous avait fait venir pour voter les fonds,

voilà tout. Sans la déclaration du parlement, que tous les impôts avaient été perçus illégalement jusqu’alors, jamais l’idée de convoquer les états généraux ne serait venue à notre bon roi. Mais, à cette heure, les états généraux étaient plus embarrassants que le parlement, et l’on nous donnait des ordres comme à de la valetaille : « Je vous ordonne de vous séparer tout de suite ! »

Les évêques, les marquis, les comtes et les barons jouissaient de notre confusion et nous regardaient de leur hauteur ; mais croyez-moi, maître Jean, nous ne baissions pas les yeux, nous sentions en nous un frémissement terrible.

Le roi, sans rien ajouter, se leva et sortit comme il était venu. Presque tous les évêques, quelques curés et la plus grande partie des députés de la noblesse se retirèrent par la grande porte de l’avenue.

Nous autres, nous devions sortir par la petite porte du Chantier, mais nous restâmes provisoirement à notre place. Chacun réfléchissait, chacun amassait de la force et de la colère.

Cela durait depuis un quart d’heure, quand Mirabeau se leva, sa grosse tête en arrière et les yeux étincelants. Le silence était terrible. On le regardait. Tout à coup de sa voix claire, il dit :

« Messieurs, j’avoue que ce que vous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n’étaient toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L’appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d’être heureux ! »

Tout le monde frissonnait ; on comprenait que Mirabeau jouait sa tête ! Il le savait aussi bien que nous, mais l’indignation l’emportait ; et la figure toute changée, — belle, maître Jean, car celui qui risque sa vie pour attaquer l’injustice est beau, c’est même ce qu’il y a de plus beau dans le monde ! — il continua :

« Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire ! Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire ! Lui qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin, de qui seuls vingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous. »

Chaque mot entrait comme un boulet dans le vieux trône de l’absolutisme.

« Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée, reprit-il avec un geste qui nous fit