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Histoire d’un paysan.

et amendes ; — quand on voyait mille choses pareilles, c’était bien triste !… d’autant plus Liste, que les fils des paysans seuls soutenaient tout cela contre leurs parents, contre leurs amis et contre eux-mêmes.

Une fois dans un régiment, ces fils de paysans oubliaient les misères du village, ils oubliaient leurs mères et leurs sœurs, ils ne connaissaient plus que leurs officiers, leur colonel : des nobles qui les avaient achetés, et pour lesquels ils auraient massacré le pays, en disant que c’était l’honneur du drapeau. Pourtant, aucun d’eux ne pouvait devenir officier ; — les vilains n’étaient pas dignes de porter l’épaulette ! — mais après s’être fait estropier dans une bataille, ils avaient la permission d’aller mendier ! Les finauds, postés dans quelque taverne, tâchaient de racoler des conscrits et de garder les primes ; les plus hardis arrêtaient sur les grandes routes. Il fallait envoyer les gendarmes, et même quelquefois une ou deux compagnies contre eux. J’en ai bien vu pendre une douzaine à Phalsbourg, presque tous de vieux soldats, licenciés après la guerre de Sept-Ans. Ils avaient perdu l’habitude du travail, ils ne recevaient pas un liard de pension, et furent tous pris à Vilschberg, en revenant d’arrêter une patache sur la côte de Saverne.

Chacun se représente maintenant l’ancien régime : — les nobles et les religieux avaient tout, le peuple n’avait rien.

II

Ces choses sont bien changées, grâce à Dieu ! Les paysans ont pris leur bonne part des biens de la terre, et moi, naturellement, je ne suis pas resté le dernier. Tous ceux du pays connaissent la ferme du père Michel, ses prairies du Valtin, ses belles vaches suisses, couleur café au lait, qui se promènent au haut des sapinières de la Bonne-Fontaine, et ses douze grands bœufs de labour.

Je ne puis pas me plaindre : j’ai mon petit-fils Jacques à l’École polytechnique de Paris, dans les premiers ; j’ai ma petite-fille Christine mariée avec l’inspecteur des forêts Martin, un homme rempli de bon sens ; mon autre petite-fille Juliette est mariée avec le commandant du génie Forbin ; et le dernier, Michel, celui que j’aime pour ainsi dire le plus, parce qu’il est le dernier, veut être médecin. Il s’est déjà fait recevoir bachelier l’année dernière, à Nancy ; pourvu qu’il travaille, tout ira bien.

Tout cela, je le dois à la Révolution ! Avant 89, je n’aurais rien eu ; j’aurais travaillé toute ma vie, pour le seigneur et le couvent. Aussi, quand je suis dans mon vieux fauteuil, au milieu de la grande salle, et que la vieille faïence reluit au-dessus de la porte, sur l’étagère, à la lueur du foyer ; quand la grand’mère et les poussins vont et viennent autour de moi, que mon vieux chien, étendu tout du long près de l’âtre, me regarde durant des heures, le museau entre les pattes ; que je vois dehors, à travers les vitres, mes pommiers blancs, mon vieux rucher ; et que j’entends dans la grande cour mes garçons de ferme qui chantent, qui rient avec les filles ; ou bien les charrues qui partent, les voitures de foin qui rentrent, les fouets qui claquent, les chevaux qui hennissent ; quand je suis là, pensif, et que je me représente la misérable baraque où vivaient mes pauvres père et mère, mes frères et sœurs, en 1780 : les quatre murs nus et décrépis, les lucarnes bouchées avec de la paille, le chaume affaissé par la pluie, la neige fondue et le vent ; cette espèce de tanière noire, vermoulue, où nous étouffions dans la fumée, où le froid et la faim nous faisaient grelotter, quand je songe à ces braves gens : à ce bon père, à cette mère courageuse, travaillant sans relâche pour nous donner un peu de fèves à manger, et que je les vois couverts de guenilles, l’air désolé, minables !… je frémis en moi-même ; et si je suis seul, je baisse la tête et je pleure.

Mon indignation contre ceux qui nous ont fait supporter cette existence, pour nous tirer Jusqu’au dernier liard, ne s’éteindra jamais, mes quatre-vingt-cinq ans n’y font rien, au contraire, plus je vieillis, plus elle augmente. Et dire que des fils du peuple, des Gros-Jacques, des Gros-Jean, des Guillot écrivent dans leurs gazettes que la Révolution a tout perdu ; que nous étions bien plus honnêtes, bien plus heureux avant 89. — Canailles ! Chaque fois qu’une de ces gazettes me tombe entre les mains, j’en tremble de colère. Michel a beau me dire :

« Mais, grand-père, pourquoi donc te fâcher ? Ces gens-là sont payés pour tromper le peuple, pour le ramener dans la bêtise ; c’est leur état. c’est le gagne-pain de ces pauvres diables !… »

Je réponds :

« Non !… Nous en avons fusillé par douzaines, de 92 à 99, qui valaient mille fois mieux que ceux-ci, c’étaient des nobles, des soldats de Condé, ils défendaient leu cause ! Mais trahir père, mère, enfants, patrie pour se remplir la panse, c’est trop fort ! »

Si je lisais souvent de ces mauvaises gazettes, j’en attraperais un coup de sang. Heureuse-