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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/14

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Histoire d’un paysan.

ment ma femme les ôte, lorsqu’il en entre par hasard à la ferme. C’est comme la peste, il en entre partout, on n’a pas besoin de les demander.

J’ai donc résolu d’écrire cette histoire, — l’Histoire d’un Paysan, — pour détruire ce venin, et montrer aux gens ce que nous avons souffert. J’y songe depuis longtemps. Ma femme a mis de côté toutes nos anciennes lettres. Cet ouvrage va me coûter beaucoup de peine ; Mais on ne doit pas s’épargner la peine, quand on veut faire le bien, et puis c’est un véritable plaisir d’ennuyer ceux qui nous ennuient ; rien que pour cela, je passerais des années devant mon secrétaire, mes bésicles sur le nez.

Ça me distraira ; ça me fera du bien de penser que nous avons chassé les gueux. Je n’aurai pas besoin de me presser, tantôt une chose me reviendra, tantôt une autre, et J’écrirai tout en ordre, car sans ordre rien ne marche.

Maintenant, Je commence.

Ce n’est pas à moi que l’on peut faire croire que les paysans étaient heureux avant la Révolution, j’ai vu le bon temps, comme ils disent, j’ai vu nos anciens villages : j’ai vu le four banal, où l’on ne cuisait de la galette qu’une fois l’an, et le pressoir banal, où l’on n’allait qu’à la corvée, pour le seigneur ou l’abbaye, j’ai vu les vilains : maigres, décharnés, sans sabots et sans chemises, avec une simple blouse et des pantalons de toile, été comme hiver ; leurs femmes tellement hâlées, tellement sales et déguenillées, qu’on les aurait prises pour des espèces de bêtes ; leurs enfants qui se traînaient tout nus devant les portes, un petit morceau de linge sur les cuisses. Ah ! les seigneurs eux-mêmes n’ont pu s’empêcher d’écrire dans leurs livres : « que les pauvres animaux, courbés sur la terre, sous la pluie et le soleil, pour gagner le pain de tout le monde, méritaient pourtant d’en manger un peu ! » Ils écrivaient cela dans un bon moment, et puis ils n’y pensaient plus.

Ces choses ne s’oublient jamais : voilà Mittelbronn, Hultenhausen, les Baraques, voilà tout le pays ! Et les vieilles gens parlaient d’un état encore pire ; ils parlaient de la grande guerre des Suédois, des Français et des Lorrains, où l’on pendait les paysans à tous les arbres, par grappes ; ils parlaient de la grande peste arrivée plus tard, pour achever la ruine du monde, de sorte qu’on pouvait faire des lieues sans rencontrer une âme ; ils criaient, en levant les mains : « Seigneur Dieu, préservez-nous de la peste, de la guerre et de la famine ! » Mais la famine, on l’avait tous les ans. Comment avec seize chapitres, vingt-huit abbayes, trente-six prieurés, quarante-sept

couvents d’hommes, dix-neuf couvents de femmes, dans un seul diocèse, et nombre de seigneuries, comment recueillir assez de fèves, de pois, de lentilles, pour l’hiver ? On ne plantait pas encore de pommes de terre, et les malheureux n’avaient pas d’autres ressources que les légumes secs. Comment réunir assez de provisions ?

Aucun journalier n’en venait à bout.

Après les corvées de la charrue, des semailles, du sarclage, de la fauchée, du fanage, du voiturage, — et, dans les pays vignobles, encore celles des vendanges, — enfin, après toute cette masse de corvées, où le bon temps se passait à faire les récoltes du seigneur ou de l’abbaye, que pouvait-on faire poux soi-même et ses enfants ? Rien !

Aussi, la morte saison venue, les trois quarts des villages allaient mendier.

Les capucins de Phalsbourg réclamaient ; ils criaient que si tout le moude se mêlait de leur état, ils quitteraient le pays, et que ce serait une grande perte pour la religion. Alors, M. le prévôt Schneider et le gonverneur de la ville, M. le marquis de Talaru défendaient de mendier ; les sergents de la maréchaussée, et même des détachements des régiments de Rouergue, de Schénau, de la Fare, selon les temps, prêtaient main forte aux capucins. On risquait les galères, mais il fallait vivre : on partait tout de même, par bandes, chercher sa nourriture.

Ah ! la misère, voilà ce qui rabaisse les hommes. Je dis la misère et le mauvais exemple. En rencontrant sur les quatre chemins des capucins, des cordeliers, des carmes déchaussés, — des gaillards de six pieds, bâtis comme des bœufs, et capables d’enlever des pelletées de terre à remplir une brouette, — en les voyant défiler chaque jour, avec leur grande barbe et leurs bras poilus, tendre la main sans honte et faire leur grimace pour deux liards, comment les pauvres se seraient-ils respectés ?

Malheureusement il ne suffit pas de mendier, même lorsqu’on a faim, pour avoir du pain ; il faut encore que les autres en aient, et qu’ils veuillent vous en donner, et c’était la mode de dire alors :

« Chacun pour soi, Dieu pour tous ! »

Presque toujours, vers la fin de l’hiver, le bruit se répandait qu’une bande attaquait les voitures, soit en Alsace, soit en Lorraine. Les troupes se mettaient en route, et l’affaire finissait par une grande pendaison.

Figurez-vous maintenant, dans ce temps, un pauvre vannier avec sa femme et six enfants, sans un liard, sans un pouce de terre, sans une chèvre, sans une poule ; enfin, sans autre ressource que son travail pour vivre. Et pas d’es-