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Histoire d’un paysan.

et de ces dangers qui grandissaient à vue d’œil.

Une fois, le bruit courut que les Autrichiens entraient en France par Stenay, et que le général Bouillé, commandant dans les Ardennes, avait retiré ses troupes de Charleville pour leur livrer passage.

Ce fut une affaire terrible ! plus de trente mille gardes nationaux prirent les armes ; ceux de la montagne, qui n’avaient pas encore de fusils, venaient faire redresser chez nous leurs vieilles faux en forme de lances. Le tambour battait, on criait aux armes ! et nous allions partir avec ceux de Phalsbourg, quand on apprit par des courriers que notre bon roi permettait aux Autrichiens d’aller à travers les Ardennes écraser la révolution de Belgique.

Il fallait un décret de l’Assemblée nationale pour accorder ce passage à des étrangers. On vit bien alors ce qui serait arrivé si les citoyens ne s’étaient pas levés en masse, et maître Jean lui-même n’eut plus tant l’amour de notre bon roi. Cette permission de passer, donnée aux Autrichiens pour aller détruire une révolution sortie de la nôtre, lui paraissait louche comme à tout le monde. Les ministres déclarèrent que c’était par un traité diplomatique secret ; et l’Assemblée nationale ne voulut pas ordonner d’enquête sur cette affaire, de peur d’en trop apprendre.

Nous étions alors au commencement du mois d’août 1790, et tout allait de mal en pis pour les nobles ; car la plus grande honte qu’on ait peut-être jamais vue en France, c’est que les soldats arrêtaient leurs officiers comme voleurs. Les régiments de Poitou, de Forez, de Beauce, de Normandie et quantité d’autres mettaient des sentinelles à la porte des officiers, en réclamant des comptes.

Quelle misère et quelle abomination !… de pauvres malheureux, dépouillés par cette noblesse si fière, si riche, et jouissant de tous les grades, de tous les honneurs, de toutes les pensions, de tous le priviléges ! Ah ! qui pouvait s’imaginer de pareilles indignités !… C’était pourtant la triste vérité ; les restitutions commençaient : Beauce réclamait 240,727 livres ; Normandie et les marins de Brest, jusqu’à deux millions ! À Strasbourg, sept régiments étaient en l’air, à Bitche, les soldats jetaient leurs officiers à la porte ; l’Assemblée nationale suppliait le roi « de nommer des inspecteurs extraordinaires parmi les généraux, pour, en présence des commandants de chaque corps, du deuxième capitaine, du premier lieutenant, du premier sous-lieutenant, du premier et dernier sergent-major, ou maréchal des logis, du

premier et dernier caporal, ou brigadier, et de quatre soldats, procéder à la vérification des comptes de chaque régiment, depuis six ans, et faire droit à toutes les plaintes. » Et voilà que par l’enquête, les états-majors étaient forcés de rendre des deux et trois cent mille livres volées sur la soupe et les légumes des pauvres soldats. C’est alors que cette affaire parut dégoûtante et qu’on s’écriait :

« Il était temps que la révolution arrive. »

La rage des officiers contre les pauvres diables qui réclamaient leur bien n’était pas à peindre. C’est le temps de l’émigration d’une foule d’états-majors ; ils passaient aux Autrichiens avec armes et bagages. Tous ne partirent pas, il existait aussi d’honnêtes gens indignés parmi ces nobles ! mais je pourrais vous en nommer pas mal d’autres, car mes gazettes sont encore là, remplies de leurs désertions ; toute l’Alsace et la Lorraine en parlaient avec horreur. Et nous devions bientôt voir la cruauté de ces gens pris la main dans le sac, de ces gens qui, loin de reconnaître leur faute et d’en demander pardon à genoux, ne songeaient qu’à se venger.

Vers le 15 août, un roulant du côté de Lunéville, qui changeait de la poterie neuve contre du vieux linge, de la cendre et du verre cassé, le père Soudeur, passa par les Baraques avec sa charrette et sa haridelle. Il s’arrêta chez maître Jean, pour voir si dame Catherine n’avait rien à changer, et pour vider une chopine de vin, selon son habitude. C’était un vieux, tout gris, marqué de la petite vérole ; il aimait à répandre les nouvelles, comme tous ces ambulants. On l’appelait, dans le pays, « le batteur de grenouilles, » parce que les gens de son village étaient forcés de battre l’étang de Lindre pendant la nuit, pour empêcher les grenouilles de déranger le sommeil de leur seigneur.

Maître Jean lui demanda s’il ne savait rien de neuf, et lui, qui n’attendait que cela pour commencer, nous raconte qu’un grand trouble régnait aux environs de Nancy ; que les trois régiments de la garnison : Mestre-de-Camp, cavalerie, le régiment du Roi et Château-Vieux, suisse, ne s’entendaient plus avec leurs officiers, et que la division était surtout entre les officiers et les soldats de Château-Vieux.

Le père Soudeur clignait de l’œil en nous racontant ces choses. Quelques instants après, Nicole, qui filait prés du poêle, étant sortie, il nous dit que la colère des officiers venait de ce que les soldats réclamaient leur compte ; qu’il avait déjà fallu rendre à ceux du régiment du Roi 150,000 livres, écus sonnants, à ceux de Mestre-de-Camp 47,963 livres, et