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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/133

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Histoire d’un paysan.

que ceux de Château-Vieux en réclamaient maintenant 229,208 ; — qu’on avait fait passer des soldats députés à la place, par les courroies, vu qu’il est plus commode d’assommer les gens que de leur donner des comptes ; mais que ce moyen mettail le trouble en ville ; que les gardes nationaux tenaient avec la troupe ; que des maîtres d’armes, excités par les officiers, provoquaient les bourgeois pour les tuer en duel, et que l’affaire prenait une vilaine tournure.

Il riait, mais nous n’avions pas envie de rire, car nous autres, à dix lieues de la frontière, avec la masse de congés et de cartouches jaunes qu’on donnait aux soldats patriotes pour s’en débarrasser, nous risquions d’être envahis du jour au lendemain, d’autant plus que Frédéric-Guillaume, le roi de Prusse, et Léopold, l’empereur d’Autriche, venaient de faire leur paix, en déclarant que les révolutionnaires de France étaient leurs véritables ennemis.

Enfin, après avoir bien causé, changé sa poterie et payé son compte, le père Soudeur sortit, et continua de remonter le village, en criant :

« Poterie et vieux linge à changer ! »

Mais à cette heure arriva une chose autrement grave, qui nous surprit fous, en nous montrant que non-seulement Louis XVI et les émigrés, les nobles et les évêques, les officiers et les moines étaient d’accord, mais qu’un grand nombre de nos propres députés s’entendaient avec eux, comme larrons en foire, pour arrêter la révolution et nous réduire encore une fois en servitude.

Nous apprîmes cela par une lettre de Chauvel, que je suis désolé de ne plus avoir, car elle éclairait tout ce temps ; maître Jean, comme toujours, l’ayant prêtée, elle courut le pays et puis on ne sut jamais ce qu’elle était devenue. Je me souviens que dans cette lettre, Chauvel nous disait que Mirabeau et plusieurs députés du tiers s’étaient vendus à la cour ; que ces malheureux avaient trouvé la révolution trop grande, qu’ils s’étaient effrayés de la voir s’étendre partout ; que l’un voulait devenir premier ministre ; que les autres trouvaient agréable d’avoir des châteaux, des forêts, des voitures, des domestiques ; enfin que Lafayette lui-même et Bailly commençaient à nous tourner le dos ; qu’ils trouvaient le roi trop malheureux d’avoir été forcé de rendre ses droits au peuple, et de se contenter d’environ quarante millions par an, au lieu de pouvoir dire : « Tout est à moi, la terre, les gens et les bêtes. » Ils avaient en quelque sorte pitié de sa position.

Je me rappelle aussi que Chauvel nous par-

lait

d’hommes nouveaux, qui s’élevaient dans les clubs et qui grandissaient chaque jour : Danton, Robespierre, Marat, Pétion, Brissot, Loustalot, Desmoulins. Mais tous ces gens sont morts pauvres, misérables, ou bien ils se sont guillotinés les uns les autres, après avoir servi le peuple, qui les a tous abandonnés ; au lieu que les serviteurs de la noblesse et du clergé ont vécu noblement ; ils ont rempli des grades élevés et sont morts dans de bons lits, entourés de leurs domestiques, avec l’absolution de ce qu’ils avaient fait. Si l’Être suprême n’existait pas, de pareils exemples seraient pourtant bien décourageants, et ceux qui se sacrifient pour le peuple, qui les laisse trainer dans la boue, même après leur mort, et traiter de brigands par ses ennemis, devraient être regardés comme de fameuses bêtes !

La lettre de Chauvel nous surprit beaucoup, maître Jean n’en paraissait pas content, il disait qu’on ne doit jamais en demander trop d’un coup ; moi, j’avais d’autres idées, je ne trouvais pas que Chauvel en demandait trop. Je comprenais bien que maître Jean et tous les bourgeois, après avoir happé leur morceau, voulaient reprendre haleine ; mais nous autres hommes du peuple, nous n’avions encore rien, et nous voulions aussi notre part dans la révolution.

Nous étions encore à nous disputer sur cette lettre, et Létumier l’avait prise pour la lire au club, lorsqu’en arrivant à la halle, le jeudi 29 au soir, après sept heures, nous vîmes trois grandes affiches posées sur le pilier du milieu. Les quatre ou cinq vieux Phalsbourgeois qui restent encore de mon temps doivent se rappeler que, entre ce pilier massif qui portait les grosses poutres du toit, et l’ancienne baraque du bureau de la gabelle, se trouvait pendue une grosse lanterne, où les chauves-souris allaient et venaient tout le temps du club, en été. Les gens de la ville avaient décroché cette lanterne, et se penchaient les uns sur les autres pour lire les affiches. Ceux des Baraques, arrivant en dernier, ne pouvaient approcher, mais Létumier, avec ses coudes pointus, qui vous entraient dans les côtes, arriva tout de même, et se mit à lire les affiches, en criant si fort qu’on l’entendait jusque sous la voûte du corps de garde :

« Lettre de M. de Lafayette aux gardes nationales des départements de la Meurthe et de la Moselle

« Paris, le 17 août 1790.

« Messieurs,

« L’Assemblée nationale ayant appris la coupable conduite de la garnison de Nancy, et