turellement, j’étais heureux. Tous ces Royal-Allemand, leurs sabres et leurs bonnets à poil accrochés aux murs, paraissaient de bons garçons. Ils me firent boire un coup. Nicolas ne finissait pas de dire :
« Ah ! si vous étiez venus hier !… C’est hier qu’il fallait venir, sur les cinq heures, pour voir la danse… Nous en avons sabré !… Nous en avons sabré !… »
Il me dit aussi à l’oreille que le maréchal des logis de sa compagnie avait été tué, et que le capitaine Mendel n’en voulait pas d’autre que le brigadier Bastien pour le remplacer, à cause de sa belle conduite.
On pense si cela me dégoûtait, après les abominations que je venais de voir, mais, devant les autres je ne pouvais rien répondre, j’avais l’air content.
Quelques instants après, la trompette sonna le pansage, et tous se levèrent ; ils remirent leurs sabres et leurs bonnets pour sortir. Nicolas voulait aussi descendre, mais un de ses camarades lui dit de rester, qu’il préviendrait l’officier et remplirait son service. Il se rassit donc ; et seulement alors, quand les autres furent partis, il se rappela les parents et s’écria :
« Et les vieux vont toujours bien ? »
Je lui répondis que tout le monde était en bonne santé dans notre baraque, les père et mère, Mathurine, Claude et le petit Étienne ; que je gagnais maintenant trente livres par mois, et que je ne les laissais manquer de rien. Il était réjoui de m’entendre et me serrait la main en disant :
« Michel, tu es un bon garçon ! Il ne faut les laisser manquer de rien, ces pauvres vieux ! J’aurais déjà été les voir… Oui, j’aurais été les voir… mais, en pensant aux fèves, aux lentilles, à ce nid de vermine où nous avons souffert toutes les misères, j’ai changé d’idée chaque fois. Un Royal-Allemand doit garder son rang. Tu gagnes plus que moi, c’est vrai, mais d’avoir un sabre à son côté et de servir le roi, ça fait une différence… On doit se respecter !… Et des vieux pareils, avec leurs robes et leurs culottes déchirées… tu comprends, Michel, ça ne convient pas pour un brigadier.
— Oui, oui, lui dis-je, Je comprends. Mais à cette heure ils ne sont plus aussi déchirés. J’ai payé la dette de Robin, le père n’a plus de corvées à faire ; la mère a deux chèvres, qui donnent du lait et du beurre, et des poules qui ont des œufs ; Mathurine travaille en journée chez maître Jean ; elle est économe ; et le petit Étienne sait lire, je l’ai moi-même instruit le soir. La baraque est aussi bien mieux ; j’ai fait mettre du chaume sur le toit, pour remplir les trous, et j’ai remplacé l’échelle par un
escalier en bois. Le plancher en haut est neuf ; nous avons deux lits, avec quatre paires de draps, au lieu de nos caisses remplies de fougères. Le vitrier Régal, de Phalsbourg, est venu remplacer les carreaux qui manquaient aux fenêtres depuis vingt ans, et le maçon Kromer a mis deux marches devant la porte.
— Ah ! dit-il, puisque tout est en bon état et qu’il y a quelque chose à manger, je peux venir… et je viendrai voir ces pauvres vieux ! Je veux demander un congé de huit jours, tu peux leur dire ça, Michel. »
Il avait un bon cœur, mais pas l’ombre de bon sens ; il n’admirait que les épaulettes, les coups de sabre et les coups de canon. Aujourd’hui on ne rencontre plus guère d’êtres aussi bornés, l’instruction s’étend de plus en plus dans le peuple ; malheureusement alors ils n’étaient pas rares, à cause de l’ignorance où les seigneurs et les moines nous avaient entretenus, pour nous faire travailler et nous tondre à leur aise.
Comme je lui parlais ensuite du massacre, et qu’il m’écoutait en fumant sa pipe, le coude sur la table, tout à coup il cria, en lançant de grosses bouffées de tabac en l’air :
« Bah ! bah ! tout ça c’est de la politique… Vous ne comprenez rien à la politique, vous autres des Baraques.
— De la politique ? lui dis-je. Mais ces pauvres Suisses réclamaient leur argent.
— Leur argent ! fit-il en levant les épaules, allons donc ! Est-ce que Mestre-de-Camp n’a pas reçu son compte ?… Est-ce que la commune n’a pas donné trois louis par homme au régiment du Roi, pour le faire rentrer dans sa caserne avant la bataille ?… Ces Suisses étaient des gueux ; ils tenaient avec les patriotes !… Nous les avons massacrés, parce qu’ils avaient mis la crosse en l’air, au lieu de tirer sur la canaille à l’attaque de la Bastille… Comprends-tu, Michel ? »
Et comme je restais là tout surpris de ces choses, au bout d’un instant il ajouta :
« Et ce n’est que le commencement… Il faut que le roi rentre dans ses droits… Il faut que les bavards de l’Assemblée nationale y passent !… Sois tranquille, le général Bouillé fait son plan… un de ces quatre matins nous marcherons sur Paris, et alors gare !… gare ! »
Il riait, en montrant ses dents sous ses moustaches ; le courage et la joie des bêtes qui vont attaquer un bon morceau, et qui croient déjà le tenir, étaient peints sur sa figure.
J’en étais dégoûté. Je me disais en moi-même : « Est-il possible qu’un pareil animal soit ton frère ! » Mais de lui parler raison, de vouloir lui faire entrer une idée de bon sens dans