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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/147

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Histoire d’un paysan.

d’exhorter les femmes à soutenir le bon Dieu contre leurs maris ; et le bon Dieu, c’étaient leurs couvents, leurs abbayes, leurs étangs, leurs forêts, qu’ils auraient voulu ravoir en mettant le trouble parmi nous, jusque dans l’intérieur des familles.

Je n’avais pas dit à la maison que j’étais allé voir Nicolas ; il aurait fallu raconter en détail sa conduite dans le massacre, ses idées sur la noblesse, sur la discipline, et le reste ; le père en aurait eu du chagrin, et je savais que la mère lui donnerait raison ; elle ne pouvait plus me voir sans crier :

« Toi, tu te feras casser les os pour maître Jean ; tu recevras les coups, et lui gardera les biens volés, à moins qu’on ne te pende avec dame Catherine et leur ami Chauvel. Tu renieras ta religion, tu seras damné pour le compte des bandits !

— Allons, allons, lui disait le père avec douceur, ne crie pas si fort ! »

Mais elle redoublait ; et l’on voyait que c’était mot à mot la leçon du père Bénédic.

Encore si j’avais eu du repos à la forge, mais Valentin, qui n’osait pas se réjouir ouvertement devant maître Jean, ne cessait de me répéter :

« Nos seigneurs ont eu maintenant leur revanche de la Bastille ; cela devait arriver tôt ou tard, car le droit est le droit ! Et ceux qui descendent de nos seigneurs ne doivent pas être confondus avec des misérables de notre espèce. Bientôt, je t’en préviens, Michel, l’Assemblée nationale sera mise à la porte ; Sa Majesté le roi cassera tout, et chacun sera châtié selon ses crimes. Quant à maître Jean, il a beau faire crédit à Christophe Magloire et à Pierre Tournachon, quand les armées de Sa Majesté viendront, tout sera nettoyé ; les biens seront rendus à notre sainte Église ; et le mal sera réparé sur la personne et les biens des coupables. Plaise à Dieu seulement qu’on nous laisse continuer notre métier, car nos fautes sont grandes, et nous avons mis le comble à nos iniquités ! Plaise à Dieu qu’on ferme les yeux sur le passé, car nous avons tous mérité la corde, par nos votes et nos élections ! »

Ainsi raisonnait cet animal. S’il n’avait pas été si bête, nous nous serions empoignés plus d’une fois ; mais je l’écoutais comme on écoute braire un âne, sans lui répondre.

Cela se passait ainsi dans toutes les maisons, dans tous les villages ; si Bouillé avait pu faire son coup à Paris, la révolution était peut-être perdue, tant les gens avaient peur, tant les moines se remuaient.

Mais vous allez voir que si le découragement était au milieu de nous, les patriotes là-bas ne

se laissaient pas facilement abattre, et qu’ils avaient du courage, non-seulement pour résister à la cour, mais encore aux vendus de l’Assemblée nationale.

Maître Jean m’avait dit d’écrire à Chauvel tout ce qui s’était passé sous nos yeux à Nancy ; Comme j’avais toujours une lettre en train, cela m’était facile. Le soir, après le travail, j’entrais dans la bibliothèque Marguerite m’avait conduit, et là, tout seul avec ma petite lampe, j’écrivais chaque chose en ordre. Quand il me restait du temps, je me mettais à lire encore une heure ou deux ; et puis je m’en allais rêvant à travers le village, regardant les Baraques au milieu du silence et me faisant mille idées de toutes choses : de la vie et des hommes, du grand savoir des uns et de l’ignorance des autres.

Mon bonheur était toujours de lire l’Encyclopédie ; je ne passais rien, tout me paraissait admirable, et les articles de M. Diderot plus encore que tout le reste. Au lieu d’être aveugle comme autrefois, tout m’étonnait et m’attendrissait, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux étoiles. J’aurais aussi voulu savoir calculer, mais c’était hors de mes moyens ; je n’avais pas de maître pour m’apprendre les commencements.

Enfin, en allant ainsi, l’idée de Marguerite me venait et celle de mon père, tantôt avec tristesse, tantôt avec satisfaction. Je songeais aussi aux grandes batailles, que les vrais représentants de la nation livraient pour les droits du peuple. Cela m’élevait le cœur, et je ne rentrais souvent que fort tard, après minuit, sans m’être ennuyé seulement une minute.

Voilà ma vie ! Les dimanches, au lieu de commencer à lire le soir, j’étais dans la bibliothèque de Chauvel dès sept heures du matin. Cette vie me paraissait la plus belle, surtout après avoir tant souffert dans mon enfance, tant souhaité d’apprendre, sans avoir un instant pour m’instruire, puisque tout mon temps était au maître : je m’estimais très-heureux.

Quand maître Jean me dit d’écrire les malheurs de Nancy, dans les premiers jours de septembre, ma lettre tirait à sa fin, et je remplis les dernières pages de cette triste histoire. Or, cette nuit-là, quand ce fut fini, sur les onze heures, étant content d’avoir tout raconté, selon ce que nous savions au juste, j’ouvris une fenêtre pour rêver à mon aise. La nuit était douce et blanche. En regardant le petit jardin rempli d’ombre, où descendait la lune, je vis que les grosses pommes de reinette étaient mures ; et, songeant au plaisir que Marguerite

et son père auraient eu de voir et de goûter