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Histoire d’un paysan.

ces beaux fruits juteux, tout à coup je me dis en moi-même :

« Pourquoi n’en goûteraient-ils pas ? Je n’aurais qu’à cueillir les plus beaux, et les mettre dans des feuilles, au fond d’un panier solide, les uns sur les autres, par couches, et puis à les envoyer à Paris par le roulier Jean Maire ; il reste quinze jours en route, mais les pommes se conservent plus de quinze jours. »

Cette idée me parut tellement agréable, que j’y pensai toute la nuit dans notre baraque, et que le lendemain, en allant lire ma lettre à maître Jean, je lui parlai de cela.

« Ma foi ! Michel, dit-il, ton idée est très-bonne. Rien ne fait plus de plaisir que de recevoir quelque chose de la maison, quand on est loin du pays. Pendant mon tour de France, en 1760, du côté de Mézières, un compagnon qui s’appelait Christian Weber arriva d’Alsace ; il avait des saucisses fumées et des andouilles dans son sac ; jamais je ne me suis mieux régalé que cette fois-là ; l’odeur du sapin m’entrait dans le nez ; je voyais en quelque sorte la montagne, et, sans les camarades qui riaient et chantaient en se gobergeant, j’aurais été capable d’en pleurer d’attendrissement. C’est pourquoi, demain dimanche, tu cueilleras les plus belles pommes du verger de Chauvel, en montant sur les arbres avec un sac autour des reins, car les fruits tombés ne se conservent pas longtemps ; et non-seulement tu en empliras un panier choisi parmi les plus grands et les plus solides de ton père, mais nous y mettrons encore une bajoue fumée, que l’on peut considérer comme le morceau le plus délicat du cochon, avec cinq ou six bonnes saucisses, deux bouteilles de vin blanc d’Alsace et deux bouteilles de vin rouge de Lorraine, ce que j’ai de meilleur dans ma cave. Et surtout il ne faudra pas oublier quelques douzaines de mes grosses noix vertes, car Chauvel, tu dois te le rappeler, aime beaucoup les noix ; nous l’entendions toujours croquer derrière le fourneau celles qu’il apportait dans sa poche. Tout y sera, seulement il faut un grand et fort panier. »

Ainsi parla maître Jean, qui se complaisait dans mon idée et s’écriait :

« C’est le plus grand plaisir que nous puissions leur faire ! »

Je pensais comme lui, de sorte qu’en le voyant m’approuver, ma joie en fut encore plus grande.

Je ne me rappelle pas de jour plus heureux que ce dimanche où, de bon matin, après avoir choisi notre panier en forme de hotte parmi ceux de mon père, qui les empilait comme des chapeaux derrière l’escalier, je l’emportai sur

mon épaule aux Trois-Pigeons ; et puis quand, debout dans les branches, je cueillis les plus belles pommes en les glissant dans mon sac. Non, je n’ai jamais eu de moment plus agréable, à cause de la beauté de ces fruits, et du bonheur de me représenter Marguerite mordre dedans avec ses petites dents blanches.

Après cela, j’allai derrière l’auberge abattre des noix sous le grand noyer, et quand mon rondin les faisait rouler par douzaines, je me disais en moi-même :

« Le père Chauvel va-t-il être content ! va-t-il s’en donner ! »

Il me semblait le voir en train de les croquer et de penser :

« Michel est pourtant un bon garçon ! »

Ce qui m’attendrissait et me faisait crier en moi-même :

« Oui, père Chauvel, oui, c’est un bon garçon et qui vous aime. Croyez-moi, il donnerait sa vie pour vous ! Marguerite ne trouvera jamais quelqu’un capable de l’aimer autant et de la rendre plus heureuse ; ce n’est pas possible ! »

Voilà les idées que je me faisais, les yeux pleins de larmes. Et je n’ai pas besoin de vous parler maintenant de la manière dont nous arrangeâmes tout cela dans notre panier, car tout se fit comme maître Jean l’avait dit : la bajoue et les andouilles furent au fond ; les pommes dans du foin, au milieu ; par-dessus les noix, sans avoir été épluchées, pour conserver leur fraîcheur ; tout en haut les bouteilles ; puis encore de la paille ; et enfin la toile d’emballage solidement cousue avec de la grosse ficelle, et, sur une carte retournée : À Monsieur Chauvel, député à l’Assémblée nationale, rue du Bouloi, n. 11, à Paris.

Cela se fit dans la grande salle, maître Jean, dame Catherine, Nicole et moi réunis.

Beaucoup d’autres patriotes, ayant appris que nous envoyions des provisions à Chauvel, vinrent nous prier de mettre aussi quelque chose pour eux dans notre panier : du lard fumé, du miel en rayon, quelques-uns de beaux fruits ou du kirschenwasser ; malheureusement ce n’était pas possible, et nous les remerciâmes tous ; le panier était bien assez lourd, il pesait peut-être cent cinquante livres ; mais c’est égal, le gros roulier, Jean Maire, qui chargeait des milliers sur sa grande voiture à six chevaux, le prit tout de même ; il passa la bâche par-dessus et partit le lundi soir.

Depuis ce jour nous attendions des nouvelles de Paris, mais elles n’arrivèrent qu’à la fin de septembre, et, pendant ce temps, combien

de disputes nous eûmes encore aux Trois-Pigeons !