Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
8
Histoire d’un paysan.

Une charrette tirée par un cheval dans la neige dans un défilé rocheux. De nombreux mendiants tendant la main vers le conducteur compliquent la progression.
Ah ! la misère. Voilà ce qui rabaisse les hommes. (Page 6.)

vous, jusqu’à ce que vous soyez sous terre. Alors ils tâchent encore de se rattraper sur la veuve et les enfants.

Ce que mes parents ont souffert à cause de ce Robin n’est pas à dire, ils ne dormaient plus, ils n’avaient plus une minute de repos, ils vieillissaient de chagrin ; et leur seule consolation était de penser que si l’un de nous gagnait à la milice, ils pourraient le vendre et payer la dette.

Nous étions quatre garçons et deux filles : Nicolas, Lisbeth, moi, Claude, Mathurine et le petit Étienne, un pauvre être contrefait, pâle, chétif, que les gens des Baraques appelaient « le petit canard » parce qu’il marchait en se balançant sur ses pauvres jambes estropiées. Tous les autres se portaient bien.

La mère disait souvent en nous regardant, Nicolas, Claude et moi :

« Ne te chagrine pas tant, Jean-Pierre ; sur trois, il faudra bien qu’un gagne à la milice. Alors, gare à Robin ! Aussitôt payé, je lui fends la tête avec la hachette. »

Il faut être bien malheureux, pour avoir des idées pareilles. Le père ne répondait rien, et nous autres nous trouvions tout naturel d’être vendus ; nous croyions appartenir à nos père et mère, comme une espèce de bétail. La grande misère vous empêche de voir les choses comme elles sont ; avant la Révolution, excepté les nobles et les bourgeois, tous les pères de famille regardaient leurs enfants comme leur bien ; c’est ce qu’on trouve si beau ; c’est ce qui fait dire

que ce respect des père et mère était plus grand !