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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/15

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Histoire d’un paysan.

poir ni pour lui, ni pour ses enfants, d’obtenir un meilleur sort ! parce que c’était l’ordre, parce que les uns venaient au monde nobles, et devaient tout avoir, et que les autres naissaient vilains, et devaient rester misérables dans tous les siècles.

Qu’on se figure cet état : les grands jours de jeûne, les nuits d’hiver, sais feu ni couverture ; la peur des collecteurs, des sergents, des gardes forestiers, des garnisaires !… Eh bien ! malgré tout, au printemps, quand le soleil revenait après un long hiver, qu’il entrait dans la pauvre baraque, qu’il éclairait les toiles d’araignée entre les poutres, le petit âtre dans le coin à gauche, le pied de l’échelle à droite, l’aire battue de notre hutte, et que la chaleur, la bonne chaleur, nous réchauffait ; que le grillon se remettait à chanter, les bois à reverdir, malgré tout, nous étions heureux de vivre, de nous étendre devant la porte, — nos petits pieds nus dans les mains, — de rire, de siffler, de regarder le ciel, et de nous rouler dans la poussière.

Et quand nous voyions le père sortir du bois, son grand fagot de genêts verts ou de brindilles de bouleaux sur l’épaule, le manche de la cognée dessous, les cheveux pendant sur la figure, et qu’il se mettait à sourire, en nous découvrant de loin, tous nous courions à sa rencontre. Alors il dressait le fagot une minute, pour embrasser les plus petits ; sa figure, ses yeux bleus, son nez un peu fendu par le bout, ses grosses lèvres s’éclairaient ; il paraissait bien heureux.

Qu’il était bon !… qu’il nous aimait !… Et la mère, donc, la pauvre femme, déjà grise et ridée à quarante ans, et pourtant toujours courageuse, toujours aux champs à piocher la terre des autres, toujours le soir à filer le chanvre et le lin des autres, pour nourrir la couvée, payer les tailles, les impositions, les redevances de toute sorte ! Quel courage et quelle misère de travailler toujours, sans autre espoir que les récompenses de la vie éternelle !

Et ce n’était pas tout, les pauvres gens avaient encore une autre plaie, la pire de toutes les plaies du paysan : ils devaient !

Je me rappelle que, tout enfant, j’entendais déjà le père dire, lorsqu’il revenait de vendre quelques paniers ou quelques douzaines de balais en ville :

Voici le sel, voici des fèves ou du riz, mais je n’ai plus un liard. Mon Dieu ! mon Dieu ! j’avais pourtant espéré qu’il me resterait quelques sous pour M. Robin ! »

Ce Robin était le plus riche coquin de Mittelbronn, un gros homme avec une large barbe grisonnante, un bonnet en peau de loutre, lié

sous le menton, le nez gros, le teint jaune, les yeux ronds, une espèce de sac sur le dos, en forme de casaquin. Il allait à pied, avec des guêtres de toile montant jusqu’aux genoux, un grand panier au bras, et un chien loup sur ses talons. Cet homme courait le pays pour toucher ses intérêts, car il prêtait à tout le monde, par trois livres, par six livres, par un ou deux louis. Il entrait dans les maisons, et si l’argent n’était pas prêt, il empochait, en attendant, ce qu’on avait : une demi-douzaine d’œufs, un quart de beurre, une fiole de kirsch ou du fromage, enfin ce qu’on avait. Cela lui faisait prendre patience. On aimait mieux se laisser dépouiller, que de recevoir la visite de l’huissier.

Combien de malheureux sont encore aujourd’hui dévorés par des brigands pareils ! combien travaillent pour une misérable dette, et se consument sans jamais voir la fin de leurs peines !

Chez nous, Robin ne trouvait rien à prendre, seulement il toquait à la vitre et criait :

« Jean-Pierre ? »

Aussitôt le père tremblant courait dehors et demandait, le bonnet à la main :

« Monsieur Robin ?

— Ah ! te voilà… J’ai deux corvées à faire Sur le chemin de Hérange ou de Lixheim ; tu viendras ?

— Oui, monsieur Robin, oui !

— Demain, sans faute ?

— Oui, monsieur Robin. »

Et l’autre partait. Mon père rentrait toul pâle ; il s’asseyait au coin de l’âtre et se remettait à tresser sans rien dire, la tête basse, les lèvres serrées. Le lendemain, il ne manquait pas d’aller faire les corvées de M. Robin, et ma mère criait :

« Ah ! gueuse de chèvre !… ah ! gueuse de chèvre !… Nous l’avons déjà payée plus de dix fois ; elle est crevée… mais elle nous fera tous périr !… Ah ! quelle mauvaise idée nous avons eue d’acheter cette vieille bique ! Ah ! malheur !… »

Elle levait les mains et se désolait.

Le père était déjà depuis longtemps en route, la pioche sur l’épaule. Mais ce jour-là, le pauvre homme ne rapportait rien à la maison : il avait payé sa rente pour un ou deux mois. Cela ne durait jamais longtemps ; quand on redevenait tranquille, un beau matin Robin toquait à la vitre !

On parle quelquefois de maladies qui vous rongent le cœur, qui vous dessèchent le sang ; mais la vraie maladie des pauvres, la voilà ! Ce sont ces usuriers, ces gens qui se donnent encore l’air de vous aider, et qui vivent sur