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Histoire d’un paysan.

sans accident. Le lendemain, on sut déjà que M. le curé Ott, de Phalsbourg, et son vicaire, M. Himmel, n’avaient pas fait leur déclaration à la municipalité ; mais l’aumônier du régiment de La Fère, M. Joseph-Hector, avait fait la sienne. On parlait beaucoup de cela, c’était la grande affaire en ce temps ; et, le dimanche venu, maître Jean, moi, Létumier, Cochard, sans parler d’un assez grand nombre d’autres patriotes de la ville et des Baraques, nous descendîmes à Lutzelbourg.

La neige avait cessé de tomber, la petite. église blanche était pleine de gens arrivés de la montagne, pour assister à la cérémonie. On croyait que plusieurs avaient de mauvaises intentions ; mais il fallait bien d’autres excitations pour soulever le peuple contre M. le curé Christophe, que tout le pays aimait et respectait ; et puis son frère Materne et quelques autres géants roux de sa famille étaient descendus du Dagsbourg ; ils remplissaient le chœur ; et rien qu’à voir leur longues échines maigres, leurs épaules comme des brancards et leurs longs nez crochus, pendant qu’ils chantaient au lutrin, l’envie vous serait passée de faire du scandale, car avec leurs grosses mains de schlitteurs et de bûcherons, ils vous auraient jeté de l’un à l’autre par-dessus la foule, sans dérangement, jusqu’à la porte, où les coups ne vous auraient pas manqué.

Tout se passa donc avec calme. M. le curé dit sa messe, et seulement après l’office il s’avança jusque sur les marches du chœur, en face de l’assistance, et, d’une voix forte, que chacun put entendre au loin, il dit en levant la main :

« Je jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m’est confiée. Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la constitution française, et notamment le décret relatif à la constitution civile du clergé. »

Quelques instants près la foule sortit. M. le curé Christophe était encore dans sa sacristie ; maître Jean et moi, le grand Materne et ses parents nous restions seuls à l’attendre dans l’église.

Dehors, tout était calme ; les gens s’en allaient.

M. le curé vint enfin, et nous emmena tous au presbytère. Pendant la route, maître Jean lui dit en riant :

« Eh bien, tout s’est passé dans l’ordre, les cris des capucins ne servent pas à grand’chose ! »

M. Christophe était pensif.

« Le danger viendra peut-être, dit-il ; mais pourvu que nous remplissions notre devoir, le reste ne nous regarde pas. »

Une fois dans sa petite chambre, où la table ronde était mise, il dit le benedicite ; on s’assit et l’on mangea en silence une bonne soupe et un grand plat de choux d’hiver, garni de lard, avec quelques noix et du fromage pour dessert.

La mère de M. le curé avait les yeux rouges, elle servait sans rien dire ; cela nous rendait tristes. Vers la fin du dîner elle sortit, et M. Christophe nous dit :

« Voyez ! voilà le trouble qui commence, voilà la désolation ; voilà ce qui se passera bientôt dans toutes les maisons ! La pauvre femme pleure… Les capucins ont plus d’autorité sur elle que moi-même… Elle me croit damné ! Et quoi lui dire ? que faire ?

— Bah ! répondit maître Jean attendri, ma femme se désole aussi, mais tout cela changera ; les gueux seront mis à la porte, et le bon sens prendra le dessus partout. »

Mais alors le curé Christophe prononça des paroles qui ne me sont jamais sorties de la mémoire :

« Ce n’est pas aussi facile que tu crois, Jean, dit-il, car nos seigneurs les évêques nobles aimeraient mieux voir tout périr que de perdre leurs biens et leurs priviléges ; et c’est pour cela qu’ils nous défendent de prêter serment à cette constitution, qui leur enlève ce qu’ils mettaient au-dessus de la religion. Est-ce que la constitution est contraire à nos saints Évangiles ? Non… Ils le savent bien. Elle est d’accord avec notre foi. Depuis dix-sept cents ans, les droits de l’homme étaient prédits par Notre-Seigneur. Il avait dit : ‹ Aimez-vous les uns les autres, car vous êtes frères. › Il avait dit : ‹ Vendez tous vos biens pour me suivre, et donnez l’argent aux pauvres. › Mais eux, bien loin de vendre leurs biens, en amassaient toujours de nouveaux ; eux, bien loin de vouloir l’égalité des hommes, ne songeaient qu’à s’attirer de nouveaux honneurs, de nouveaux priviléges et de nouvelles distinctions ; eux, bien loin de vouloir que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, se complaisaient dans leur orgueil, dans leur avarice et dans l’abaissement de leurs semblables ! Cette constitution d’accord avec l’Évangile les indigne. Comment pourraient-ils souffrir que les curés et les évêques soient nommés par le peuple, qui ne connaît que les vertus et mettrait les derniers pasteurs, les plus humbles, au-dessus d’eux, comme cela se faisait du temps des saints martyrs ? Ils aiment bien mieux être nommés par des Pompadom, des Dubarry et d’autres drôlesses pareilles, qui ne demandent que de belles manières, des salutations, des génuflexions, de grands noms et des paroles