Aller au contenu

Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
158
Histoire d’un paysan.

— Eh ; sans doute, c’est un fou, lui dis-je ; mais c’est tout de même un brave homme, un honnête compagnon et un bon ouvrier. Vous avez eu tort, maître Jean, de l’ennuyer depuis si longtemps.

— Comment, j’ai eu tort ? s’écria-t-il.

— Oui, lui répondis-je, vous perdez un bon compagnon, un homme qui vous aimait, vous le perdez par votre faute, il ne fallait pas le pousser à bout. »

Il parut tout surpris, et finit par me dire :

« J’étais le maître !… Si je n’avais pas été le maître, il en aurait vu de dures !… C’est égal, Michel, tu me dis ce que tu penses, et c’est bien. Je suis fâché de ce qui vient d’arriver… oui, j’en suis fâché… mais c’est fait. Est-ce que je pouvais croire qu’il existait un être aussi bête ? »

Voyant qu’il se repentait, sans rien dire de plus je mis ma veste et je courus chez les Rigaud, pour tâcher de tout racommoder ; car j’aimais Valentin, il me semblait que nous ne pouvions pas vivre les uns sans les autres. Maître Jean comprit bien ce que je voulais faire, et me laissa partir, il entra dans son auberge.

Comme j’ouvrais la porte des Rigaud, Valentin était là, racontant aux deux vieux ce qui venait de se passer ; ils l’écoutaient dans la consternation. Je l’interrompis en criant :

« Valentin, vous ne pouvez pas nous quitter, n’est pas possible, il faut oublier tout cela !… maître Jean ne demande pas mieux… Ne croyez pas qu’il vous en veuille ; au contraire, il vous estime et vous aime, j’en suis sûr.

— Oui, dit le vieux Rigaud, il me l’a raconté cent fois.

— Qu’est-ce que cela me fait ? répondit Valentin. Avant les états-généraux, j’aimais aussi cet homme ; mais depuis qu’il a profité des malheurs du temps pour s’attirer les biens de l’Église, je le regarde comme un bandit. Et puis, s’écria-t-il en s’asseyant et frappant du poing sur la table, c’est cet orgueil de croire que les hommes sont égaux, c’est cet orgueil qui m’indigne. Son esprit de rapine le perdra, je vous en préviens, et ce sera bien fait. Toi, Michel, tu n’es coupable de rien ; le malheur a voulu que tu tombes dans la société d’un maître Jean et d’un Chauvel ; ça n’est pas ta faute ! Si les choses étaient restées dans l’ordre, d’ici quatre ou cinq ans tu pouvais acheter une maitrise ; je t’aurais aidé, j’ai seize cents livres d’économies chez maître Boileau à Phalsbourg. Tu te serais marié chrétiennement ; nous aurions travaillé ensemble, et le vieux compagnon aurait toujours eu le respect des petits enfants et de la famille ! »

En parlant, il s’attendrissait, et moi je lui répétais :

« Valentin, non, vous ne partirez pas, ça n’est pas possible. »

Mais aussitôt il se passa la main sur les yeux, et dit d’une voix ferme, en se levant :

« Nous sommes au jeudi ; après-demain, samedi, de grand matin, je pars, il faut qu’un homme remplisse ses devoirs ; de rester dans une caverne où l’on risque de perdre son âme, c’est coupable, c’est même criminel. J’ai déjà couru trop de risques ; depuis longtemps j’aurais dû partir, mais la faiblesse de l’accoutumance m’a retenu. Maintenant tout est fini, et j’en suis bien content. Tu diras à maître Jean Leroux que tout soit en règle demain soir, tu m’entends ? Je ne veux plus lui parler ; il se figurerait encore pouvoir me convertir. »

Alors il entra dans l’allée et grimpa l’escalier de meunier, au fond, qui montait à sa chambre. Moi je traversai la rue pleine de neige, et j’entrai fort triste dans la grande salle des Trois-Pigeons, où Nicole était en train de dresser la table pour dîner. Dame Catherine l’aidait, toute pensive ; maître Jean venait de lui raconter sans doute sa dispute avec Valentin ; il se promenait de long en large, les mains croisées sur le dos et la tête penchée.

« Eh bien ! fit-il.

— Eh bien, maître Jean, il part après-demain main samedi, de bon matin ; il m’a dit de vous prévenir que tout soit en règle.

— Bon, les soixante livres du mois sont là ; le certificat sera bientôt dressé, puisqu’il veut s’en aller. Mais va le prévenir que je n’ai pas de rancune contre lui ; dis-lui que je l’invite à dîner, et qu’on ne parlera ni de seigneurs, ni de capucins, ni de patriotes ; va lui dire ça de ma part ! Et dis-lui bien que deux vieux compagnons comme nous peuvent se serrer la main et boire une bonne bouteille ensemble avant de se quitter, sans être d’accord sur la politique. »

Je voyais qu’il avait le cœur gros ; je n’osais lui dire que son compagnon ne voulait plus même lui parler !

Dans ce moment Valentin passait justement devant nos fenêtres, un bâton à la main, en allongeant le pas du côté de la ville. Il allait sans doute retirer son argent de chez le notaire ; maître Jean, ouvrant une fenêtre, lui cria :

« Valentin ! Hé ! Valentin ! »

Mais il ne tourna pas la tête et continua son chemin. Alors l’indignation reprit maître Jean :

« Le gueux ne veut pas m’entendre, dit-il en refermant la fenêtre ; c’est un être plein de