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Histoire d’un paysan.

rancune. J’avais des torts… Je me repentais d’avoir été trop vif ; eh bien, à cette heure, je suis content. Ah ! mauvais aristocrate, tu ne veux pas seulement m’écouter ! »

En même temps il ouvrit son petit secrétaire coin de la salle et me dit :

« Assieds-toi là, Michel, que je te dicte son certificat. »

Je croyais qu’il allait lui donner un mauvais certificat, et je me permis de lui dire qu’après diner il serait plus tranquille et que cela vaudrait mieux.

« Non, non, fit-il brusquement, j’aime mieux en finir tout de suite, et puis après cela n’y plus penser. »

Je m’assis donc, et maître Jean, malgré sa colère, me dicta pour Valentin le plus beau certificat qu’il soit possible de se figurer, disant que c’était un excellent ouvrier, un brave homme, fidèle, probe et dévoué ; qu’il le regrettait beaucoup, mais que des affaires particulières le privaient de ce vieux compagnon, et qu’il le recommandait à tous les maîtres forgerons comme un modèle. Après quoi, m’ayant fait relire sa dictée :

« C’est bien, dit-il en signant ; tu lui porteras cela ce soir, ou demain. Prends aussi l’argent ; qu’il voie si c’est juste, et te donne une quittance. S’il te demande de lui faire la conduite, comme c’est naturel entre compagnons, je l’accorde toute la journée de samedi. Et maintenant asseyons-nous et dînons. »

La soupière était sur la table, et l’on s’assit.

Toute cette journée, il ne se passa rien de nouveau ; Valentin ne reparut pas aux Baraques, et le lendemain seulement j’allai le voir dans sa chambre ; il était en train de mettre de l’ordre dans ses cages, ses sauterelles et ses lacets. Je lui donnai le certificat, qu’il lut et mit dans sa poche, sans rien dire, et puis il compta l’argent et me donna quittance.

« Tout est en règle maintenant, dit-il. Seulement je te donne à toi et à ton petit frère Étienne tous mes oiseaux, toutes mes cages et toutes mes graines. Vous en ferez tout ce qu’il vous plaira. »

Je le remerciai, les larmes aux yeux, pour Étienne et pour moi. Ensuite il me dit encore :

« Tu m’accompagneras demain à huit heures jusque sur la côte de Saverne. C’est là que nous nous embrasserons ; maître Jean ne peut pas te refuser cela.

— Non, lui dis-je, il m’a même donné toute la journée.

— C’est l’habitude entre compagnons, répondit-il. Ainsi nous partirons à huit heures, sans faute. »

Alors je le quittai, et, le lendemain samedi, nous partîmes ensemble comme il avait été convenu. Je portais son sac ; lui marchait derrière, dans mes traces, appuyé sur son bâton de compagnon, car s’il était très-fort des bras, ses jambes se fatiguaient vite.

Je n’oublierai jamais ce jour, non-seulement à cause des masses de neige qu’il nous fallut traverser, et de l’Alsace que nous vîmes du haut de la côte, toute blanche à plus de vingt lieues jusqu’au Rhin, avec ses petits villages, ses lignes d’arbres et ses forêts, mais encore à cause de ce que Valentin me dit au bouchon de l’Arbre-Vert, où nous arrivâmes sur les neuf heures.

Les rouliers s’arrêtaient là dans les temps ordinaires, mais aucun n’aurait osé se mettre en route dans ce chemin au mois de janvier.

La petite auberge, au milieu des sapins, sur le bord du talus, était comme enterrée dans la neige ; on ne voyait que le sentier, où deux ou trois personnes avaient marché depuis la veille, et les petites fenêtres, déblayées devant Par quelques coups de balai. Sans la fumée qui montait du toit, on aurait cru que tout était mort aux environs.

En entrant, nous vîmes une vieille femme qui dormait près de l’âtre, le pied à son rouet ; il fallut l’éveiller, et seulement alors le Spitz à longs poils blancs, la queue en panache, le nez pointu et les oreilles droites, se mit à japper sous la table. Il avait eu peur de nous entendre approcher dehors, et s’était caché là.

La vieille ne parlait qu’allemand ; elle avait de grands rubans noirs sur la tête ; son mari venait de partir pour chercher des provisions à Saverne. Elle nous apporta du vin, une miche de pain bis et du fromage.

Valentin posa son sac sur le banc et s’assit auprès, le dos à la petite fenêtre, le bâton entre les genoux et les mains croisées dessus ; moi je m’assis en face, et la vieille se rendormit, en ayant l’air de vouloir filer.

« Nous allons nous quitter ici, dit Valentin, à ta santé, Michel !

— À la vôtre ! lui répondis-je tristement.

— Oui. fit-il après avoir bu d’un air grave. maintenant je suis content, ma conscience est tranquille ; j’ai jeté par-dessus mes épaules la terre du scandale, j’ai pris le bâton de voyage et je suis sur la route de mon salut. Depuis longtemps j’aurais dû partir ; je suis coupable d’être si longtemps resté dans les liens de cette Babylone ; je suis coupable, et je m’en accuse : c’est ma très-grande faute… c’est ma très-grande faute !… Les habitudes de la faiblesse en sont cause ! »

Il continua quelques instants de la sorte et