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Histoire d’un paysan.

remplacer les poutres vermoulues de la grange et paver l’écurie. Maintenant tout est à peu près bien ! mais il va me falloir du fumier en masse, et, pour avoir du fumier, il faut du bétail. J’en aurai. Le bien de Catherine, à Fleisheim, n’a pas cessé de fructifier ; notre auberge n’a pas mal rapporté non plus ; nous viendrons à bout de tout. Seulement je ne pourrai pas toujours vivre ici ; la première chose d’un paysan, c’est d’être sur sa terre, de voir si chacun fait son ouvrage, si le bétail est bien soigné, la terre bien retournée, etc. etc. Il faut être là. Je passerai tout le printemps et l’automne là-bas ; je ne viendrai qu’une ou deux fois par semaine aux Baraques. Catherine n’a pas besoin de moi pour conduire l’auberge ; mais il me faut un homme à la tête de la forge, et c’est toi que j’ai choisi. Tu seras maître forgeron à ma place. Tu te chercheras un compagnon, car la responsabilité sera sur toi seul, et le compagnon doit convenir au maître. Dès aujourd’hui je te donne cinquante livres par mois au lieu de trente. Et ce n’est pas tout ; avec le travail et la bonne conduite, tout s’embellira. Je t’aime, tu es un brave garçon ; je t’ai pour ainsi dire élevé ; je suis ton parrain ; je n’ai pas d’enfants… tu comprends ! »

Il s’attendrissait à la fin ; moi, j’étais tellement heureux que je lui disais :

« Oh ! maître Jean, vous faites de moi un homme, et je sens que je le mérite ; oui, par l’amitié que je vous porte, je le mérite.

— Et par ta bonne conduite, aussi, fit-il en me serrant la main, par ton travail et ton attachement à la famille. Si j’avais un fils, je le voudrais comme toi. Enfin c’est entendu, jusqu’au printemps nous allons encore travailler ensemble ; je l’apprendrai ce qui te reste à savoir ; tu te chercheras, en attendant, un compagnon, et puis tout sera comme c’est maintenant arrêté entre nous. »

Il me donna la main. Ah ! on peut dire que s’il y a de grandes misères dans la vie, il se rencontre aussi de beaux jours ! Quand maître Jean m’eut fait passer maître, je sentis cette fierté d’être quelque chose par soi-même et de ne pas toujours attendre un ordre pour obéir. L’idée du bonheur de Marguerite, lorsqu’elle apprendrait cette grande nouvelle, me remplit de joie. Mais ce qui me causait le plus de satisfaction, c’était de voir qu’avec mes cinquante livres par mois, j’allais pouvoir payer la pension de mon frère Étienne à Lutzelbourg, et le faire instruire par M. le curé Christophe, jusqu’à le rendre capable de devenir maître d’école. Ce bonheur dépassait tous les autres, à cause de la crainte que j’avais eue de laisser mon frère infirme à la charge du village, s’il

m’arrivait un malheur ; et tout de suite, en me représentant la joie du père je demandai la permission à maître Jean de courir à la maison.

« Va ! dit-il, et soyez tous heureux ! »

Il ne me fallut pas une minute pour arriver chez nous ; le père, Étienne et Mathurine tressaient des paniers ; ils furent bien étonnés de me voir à cette heure, où je travaillais toujours à la forge. La mère, près de l’âtre, finissait son ménage ; elle tourna la tête, et puis continua.

« Qu’est-ce qui s’est donc passé, Michel ? » me dit le père.

Et moi, dans mon bonheur, je criai :

« Maître Jean me donne cinquante livres par mois. Valentin est parti ; maintenant je le remplace et j’ai cinquante livres ! Maître Jean m’a dit qu’à la fin de l’hiver il irait à Pickeholtz pour soigner ses terres, et qu’alors je resterais maître à sa place, que je ferais tout et que je pouvais déjà me choisir un compagnon moi-même »

Alors le père, levant les deux mains s’écria :

« Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ? Ah ! maintenant, mon enfant, on peut dire que tu reçois la récompense de ta bonne conduite envers nous ! »

Il s’était levé. Je courus dans ses bras et je lui dis en le serrant :

« Oui, c’est aussi bien heureux pour Étienne ! Depuis longtemps, je pensais à l’envoyer s’instruire chez M. le curé Christophe, pour devenir maître d’école : l’argent manquait… »

Mais la mère ne me laissa pas finir et me cria :

« Il n’ira pas !… Je ne veux pas qu’il devienne un païen ! »

Comme elle disait cela, le père s’était retourné d’un coup ; il la regardait tout pâle et lui répondit avec une voix de colère et d’indignation que nous n’avions jamais entendue :

« Et mot je dis qu’il ira ! Qui donc est le maître ici ? Tu ne veux pas, toi ? Eh bien, moi, je veux… entends-tu ? je veux ! Ah ! quand ton fils, le meilleur ! vient sauver son pauvre frère de la misère, tu ne trouves que ça pour le remercier ! Ce sont les autres, les Nicolas, les Lisbeth, que tu aimes, n’est-ce pas ? Des êtres qui nous abandonnent, qui nous laisseraient périr de faim, toi, moi, les enfants tout monde !… Tu les aimes ceux-là ! »

Sa colère était tellement épouvantable, que nous en frémissions tous. La mère derrière l’âtre, le regardait avec des yeux étonnés sans pouvoir lui répondre. Il s’approcha d’elle tout doucement, et quand il fut à deux pas il lui dit d’une voix sourde, en la regardant du haut en bas :