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Histoire d’un paysan.

« Mauvais cœur ! tu n’as pas une parole pour ton enfant, pour celui qui te donne du pain tous les jours ! »

Alors, elle, à la fin des fins, se jeta dans mes bras en criant :

« Oui, c’est un bon garçon… un bon fils ! »

Et je sentis qu’elle m’aimait tout de même, ce qui m’attendrit beaucoup. Les enfants aussi pleuraient ; mais le père un instant ne put s’apaiser, il restait là, pâle et les yeux terribles, à nous regarder ; puis il vint me prendre par la main et dit :

« Arrive ! que je t’embrasse encore. C’est bon d’avoir un fils comme toi ; oui, c’est bon ! »

En même temps il sanglottait tout haut, et la mère gémissait ; de sorte que ce qui devait faire notre joie nous rendit comme désolés.

Pourtant à la fin tout le monde se calma. Le père s’essuya la figure ; il mit sa camisole, son bonnet des dimanches, et me dit en me prenant par le bras :

« Aujourd’hui je ne travaille plus ! Sortons, Michel, il faut que j’aille remercier mon ami Jean, notre bienfaiteur. Ah ! quelle bonne idée j’aie eue de le choisir pour être ton parrain ! Cette idée là m’est venue du ciel ! »

Deux secondes après nous remontions la rue pleine de neige. Le père était appuyé sur mon bras ; la joie brillait dans ses yeux ; il m’expliquait que j’étais baptisé Jean-Michel ; cela lui paraissait un grand bonheur ! Et comme nous entrions dans la salle des Trois-Pigeons, il cria :

« Jean, je viens te remercier ! »

Maître Jean fut bien content de le voir. On s’assit derrière le poêle jusqu’à la nuit, à causer joyeusement de moi, des projets de maître Jean et de toutes les choses de la famille. Ensuite, l’heure du souper étant venue, le père se mit à table avec nous ; et seulement bien tard, vers neuf heures et demie, nous rentrâmes dans notre baraque, où tout le monde était déjà couché.

VI

Ainsi commença l’année 1791. Je mis mon frère Étienne en pension à Lutzelbourg, chez une vieille cardeuse de matelas, Gertrude Arnold, moyennant douze francs par mois. Il put suivre alors l’école de M. Christophe, et cet enfant n’a jamais cessé depuis de nous donner la plus grande satisfaction.

Maître Jean, durant ce mois de janvier, m’expliqua ce qu’il voulait ; je ne devais pas seulement surveiller la forge, mais encore inscrire dans son livre tout ce qui s’achetait et

se vendait à l’auberge, parce que sa femme ne savait pas écrire. Je devais régler ses comptes, de sorte qu’en rentrant de la ferme, il n’eût qu’à jeter un coup d’œil au bas de la page, pour reconnaître l’état de ses affaires.

Ma mère, bien étonnée de ce qu’on avait osé lui résister dans notre baraque, semblait toute pensive ; et de temps en temps le père s’écriait :

« Ah ! maintenant je suis content… Tout va bien ! Pourvu que Mathurine trouve à se placer quelque part, chez d’honnêtes gens, nous n’aurons plus rien à souhaiter. »

J’y songeais aussi, mais en ce temps de troubles, les gens riches n’aimaient pas à se charger de nouveaux domestiques ; et puis je me sentais plus fier qu’autrefois, je n’aurais pas été content de voir ma sœur servante chez des gens de la ville. Ces choses sont naturelles, chacun les comprendra.

Nous étions donc heureux !

Malheureusement l’orage grandissait de jour en jour ; ces deux mois de janvier et de février sont le temps de la plus grande émigration. Alors le livre rouge courait toute la France ; on y voyait les pensions et gratifications scandaleuses qu’avaient reçues de nobles familles, et qui s’élevaient jusqu’à cinquante millions par an, lorsque les malheureux, accablés d’impôts, mouraient de faim. Le mépris de la nation forçait ces nobles à partir en foule ; toutes les routes étaient couvertes de leurs voitures, ils ne trouvaient pas assez de chevaux aux relais ; on entendait jour et nuit le flic-flac de leurs postillons. Quand les portes de la place étaient fermées après onze heures, ils faisaient le tour des remparts sans vouloir attendre l’arrivée du portier-consigne, le père Lebrun, pour leur ouvrir. Cela devenait même si fort que les patriotes commençaient à s’en inquiéter.

L’Assemblée nationale débattait la loi sur les passe-ports. Mirabeau criait que c’était une abomination de vouloir empêcher les gens d’aller et de venir ; mais les gardes citoyennes remplissaient tout de même leur service ; on interrogeait les émigrants, on leur demandait ce qu’ils allaient faire à Coblentz, à Constance, à Turin. Quand il ne voulaient pas répondre, on parlait de conduire les dames au violon de la ville, en attendant les ordres du département. C’est alors qu’il fallait voir la mine hautaine de ces monseigneurs changer ; c’est alors qu’il fallait les voir devenir doux, serrer la main des patriotes, en les appelant « amis ! » et boire du petit vin au bouchon voisin, à la santé de la nation. On riait de ces comédies, et le garde national lâchait la bride des chevaux, criant :