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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/173

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Histoire d’un paysan.

« Bon voyage, messieurs ! »

Que voulez-vous, les Français ont toujours aimé la plaisanterie, c’est dans le fond de leur nature.

Cependant les troubles à propos du serment civique s’étendaient : douze à quinze cents rebelles, en Alsace, s’étaient associés sous le nom de citoyens catholiques apostoliques et romains, pour s’opposer à l’exécution du décret, Ils se réunissaient en criant :

« Vive le comte d’Artois ! »

L’Assemblée nationale envoya des commissaires pour s’informer de ce que ces gens voulaient ; mais ils n’en devinrent que plus insolents et se mirent à crier :

« Les commissaires a la lanterne ! »

Des chevaliers de Saint-Louis, et même d’anciens conseillers au parlement, étaient à leur tête. Quand on vit cela, les patriotes de Colmar et de Strasbourg prirent de bons gourdins et dispersèrent les citoyens apostoliques.

Toutes les gazettes royalistes nous annonçaient l’invasion. À Phalsbours, les hussards de Saxe ayant traversé la ville pour se rendre à Sarreguemines, comme on se doutait déjà qu’ils passeraient bientôt à l’ennemi, les soldats du régiment de la Fère en prirent quelques-uns par la bride et voulurent leur faire crier : « Vive la nation ! » mais alors tous en masse tirèrent le sabre et leur passèrent sur le ventre, en filant par la porte de France. L’hôpital était rempli de soldats blessés. C’était une infamie, car ceux de la Fère avaient été surpris sans armes. Cela n’empêcha pas Louis XVI d’approuver les hussards de Saxe, qui devaient quelque temps après aller à sa rencontre, et protéger son passage aux Autrichiens. Le régiment de la Fère fut blâmé sévèrement ; on nous envoya pour le remplacer Royal-Liégeois, qui s’était distingué six mois avant sous les ordres de M. de Bouillé.

Qu’on se figure l’indignation des patriotes ! Tout le temps que Royal-Liégeois resta dans le pays, pas un honnête homme, en ville et dans les environs, ne répondit au salut de ses officiers. Il fallut alors perdre notre bon sergent Quéru et tous nos instructeurs de la garde citoyenne. On les reconduisit en corps jusqu’à Sarrebourg, où l’on fraternisa avant de se séparer.

C’est au milieu de ces agitations qu’on apprit que les tantes du roi venaient de s’échapper, avec douze millions en or dans leurs voitures, et trois millions de dettes qu’elles laissaient sans honte à notre charge ; ensuite qu’elles étaient arrêtés à Arnay-le-Duc, en Bourgogne, et que dans leur épouvante elles avaient écrit à l’Assemblée nationale :

« Nous ne voulons être et nous ne sommes d’après la loi que des citoyennes. Nous sommes, avec respect, vos très-humbles et très-obéissantes servantes. »

Cette lettre, qui vous excitait à rire, montrait pourtant de leur part un grand bon sens, car elles ne disaient que la simple vérité.

C’est pourquoi l’Assemblée nationale leur donna la permission de s’en aller où bon leur semblerait. Malgré la colère de maître Jean, qui disait qu’on aurait du les ramener en triomphe à Paris, j’ai toujours pensé que l’assemblée nationale avait bien fait, et qu’on aurait même dû laisser les portes de la France ouvertes tout au large, pour engager les autres nobles à sortir, en les prévenant seulement qu’ils ne rentreraient plus jamais.

Enfin, à chacun son idée ; je suis sûr que si Louis XVI avait gagné l’Allemagne ou l’Angleterre, il aurait produit autant d’effet là-bas que le comte d’Artois, son frère, ni plus ni moins ; je suis sûr que nos souverains, qui plus tard sont partis, n’auraient pas mieux demandé que de rester chez nous, s’étant aperçus qu’il est plus difficile pour eux de rentrer que de sortir.

Mais j’en reviens à mesdames les tantes du roi. Elles s’en allèrent à Rome, et l’on n’entendit plus parler d’elles.

Les troubles étaient surtout terribles à Paris. Nous voyions cela dans les gazettes que nous envoyait Chauvel. Le peuple, plein de méfiance, s’attendait à quelque mauvais coup des nobles et des évêques. Camille Desmoulins, Brissot, Fréron, tous ces hommes hardis et fins, nous criaient sans cesse :

« Soyez sur vos gardes ! ne vous laissez pas surprendre ! Vos députés du tiers, en grand nombre, se sont vendus !… Léopold et Guillaume ont fait leur paix pour nous envahir… Attention !… Soyez prêts. Ne vous endormez pas ! »

Une fois, ceux du faubourg Saint-Antoine de Paris voulurent démolir le château de Vincennes, comme ils avaient fait de la Bastille. Lafayette eut mille peines à les en détourner. Ce même jour, cinq cents nobles, avec des poignards, se glissèrent dans le palais du roi, par une porte de derrière qui traversait le corps de garde des Suisses. Lorsqu’on les eut découverts, ils dirent que la véritable garde du roi c’étaient eux ! On les mit dehors avec des bourrades, et Louis XVI déclara qu’il ne voulait pas d’autre garde que la garde citoyenne ; mais cela n’empêcha le peuple d’avoir toujours l’œil sur lui par la suite. Le bruit courait qu’il était malade et que son médecin l’engageait à faire un tour du côté de Saint-Cloud. Alors les