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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/189

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Histoire d’un paysan.

avait cueilli la pomme d’Adam pour nous faire chasser du paradis, et d’autres sottises pareilles. Les livres qu’ils défendaient le plus, c’étaient la Bible et les Évangiles, parce que le peuple aurait reconnu que les gueux faisaient le contraire de ce que le Sauveur avait ordonné. On peut se figurer, d’après cela, dans quelle ignorance profonde le monde vivait avant 89. Au club, Chauvel ne cessait pas d’engager les gens à s’instruire ; il avait bien raison : car si la misère est une plaie horrible, l’aveuglement de la bêtise en est une plus grande.

Encore notre pays d’Alsace et de Lorraine n’était-il pas le plus arriéré de France, et je me rappelle que tout le club fut indigné, lorsque Comme Chauvel nous lut le rapport que Gensonné, commissaire civil envoyé dans les départements de la Vendée et des Deux-Sèvres, venait de faire à l’Assemblée législative, touchant les religieux. Alors nous reconnûmes que l’ignorance était plus extraordinaire là-bas que chez nous, et qu’elle pouvait même devenir très-dangereuse pour la nation.

Dans ce rapport, il était dit que les paysans poursuivaient les prêtres constitutionnels, à coups de bâton le jour et à coups de fusil la nuit ; que les prêtres réfractaires continuaient leurs fonctions ; qu’ils disaient la messe, confessaient et faisaient l’eau bénite dans leurs maisons ; que la difficulté des chemins et la simplicité des pauvres êtres élevés dans le culte des images rendaient leur conversion aux droits de l’homme très-difficile et même presque impossible ; d’autant plus qu’une lettre circulaire du grand vicaire Beauregard prescrivait aux curés de la Vendée de ne pas dire la messe dans les églises paroissiales, de crainte que les fidèles ne fussent gâtés par les prêtres schismatiques, mais de réunir leurs paroissiens dans des lieux écartés, sous une roche, au fond d’une grange, avec un simple autel portatif, une chasuble en indienne ou de quelque autre étoffe grossière, des vases d’étain, etc. ; les assurant que cette pauvreté pour la célébration des saints mystères ferait plus d’impression sur le peuple que des vases d’or, et leur rappelant les persécutions de la première Église chrétienne, où l’on avait vu tant de martyrs.

Oui, nous comprîmes alors combien c’était dangereux ; et ce même jour, Chauvel, en finissant de lire ce rapport, nous expliqua que les prêtres réfractaires devaient avoir reçu l’ordre de mettre la guerre civile en France, pendant que les émigrés, à la tête des Allemands, essayeraient de nous envahir. Il nous dit que c’était sûrement le plan de nos

ennemis, et qu’il fallait nous tenir de plus en plus ensemble, si nous voulions leur résister.

Tous les voyageurs de commerce qui revenaient de l’autre côté du Rhin nous apprenaient qu’à Worms, à Mayence, à Coblentz, plus de quinze mille gentilshommes étaient prêts à guider les armées de Léopold et de Frédéric-Guillaume, lorsque le moment d’entrer en Lorraine serait venu. Il fallait donc absolument prendre des mesures : l’Assemblée nationale décréta le 9 novembre 1791 que les Français rassemblés sur la rive droite du Rhin étaient suspects de conjuration ; que, s’ils restaient en état de rassemblement jusqu’au 1er janvier, ils seraient poursuivis comme coupables et punis de mort, et que leurs revenus seraient confisqués au profit de la nation.

Le roi mit son veto sur ce décret.

Aussitôt les agitations redoublèrent en Bretagne, dans le Poitou et le Gévaudan ; les moines envoyés en mission élevaient des calvaires à l’embranchement de tous les chemins ; ils distribuaient aux passants des chapelets, des médailles et des indulgences ; ils déclaraient nuls les mariages célébrés par les prêtres constitutionnels et tous leurs sacrements abominables ; ils excommuniaient les officiers municipaux qui les avaient installés à l’église et donnaient l’ordre aux fidèles de n’avoir aucune communication avec les intrus.

On vit alors des femmes se séparer de leurs maris, des enfants abandonner leur père, et la plupart des paysans de ces provinces renoncer au service de la garde nationale. C’est le temps où Jean Chouan se mit en route dans le bas Maine, comme Schinderhannes et sa bande dans nos pays ; ils commencèrent petitement par piller les écuries et les granges ; mais, au bout de deux ou trois ans, ils devinrent célèbres, surtout Jean Chouan, que la noblesse et le clergé reconnaissaient comme un ferme soutien du trône et de l’autel, et qui donna son nom aux armées de la Vendée.

L’Assemblée législative, voulant arréter ces débordements, décréta le 29 novembre que les prêtres non assermentés seraient privés de leur pension ; qu’ils ne pourraient plus dire la messe, même dans des maisons particulières, et que s’il s’élevait des troubles dans leur commune, à propos de religion, le département les forcerait d’aller demeurer ailleurs.

Eh bien ! le roi mit encore le veto sur ce décret. Il approuvait donc tout ce qui pouvait nous nuire, et rejetait tout ce qui pouvait nous sauver. On a trouvé plus tard des lettres qu’il écrivait dans ce même temps au roi de Prusse, pour le supplier de se presser ! on a vu qu’il s’en-