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Histoire d’un paysan.

tendait avec nos ennemis et qu’il ne s’inquiétait que de lui-même et de ses ordres privilégiés. S’il est arrivé de grands malheurs, peut-on nous les reprocher ? Fallait-il nous laisser piller par des gens qui n’avaient fait que cela de père en fils, depuis des siècles, et qui nous appelaient la race des vaincus ?

L’Assemblée législative, où Brissot, Vergniaud, Guadet, Mathieu Dumas, Bazire, Merlin (de Thionville), etc., ne pouvaient s’entendre sur rien, s’accordait au moins sur cela que Sa Majesté Louis XVI ne méritait pas notre confiance, et la reine Marie-Antoinette encore moins. La nation entière pensait comme eux. On était dans la plus grande inquiétude, et durant cet hiver de 91 à 92, qui fut très-rude au pied de nos montagnes, les gens assis autour de leur âtre, tout pensifs, se disaient :

« Nous ne récolterons pas nos semailles ; la guerre arrivera pour sûr au printemps. Cela ne peut pas durer ; il vaut encore mieux se massacrer que de supporter une existence pareille ; Je plus tôt vaudra le mieux ! »

Ah ! le roi, la reine, les belles dames de la cour, les grands seigneurs et les évêques réfractaires qu’on n’a pas cessé de plaindre depuis soixante et dix ans et de représenter comme des martyrs, auraient bien dû venir chez nous, dans les baraques de nos bûcherons, de nos schlitteurs, pour se trouver très-heureux d’avoir des millions à dépenser par an, tandis que tant d’honnêtes gens laborieux n’avaient pas seulement des pommes de terre en suffisance. Ils auraient dû penser qu’en cherchant à tout ravoir, comme autrefois, injustement et sans raison, en écrivant à nos ennemis, en excitant la guerre civile dans le royaume, en s’opposant aux décrets qui pouvaient rétablir l’ordre, en trompant et mentant tous les jours, en calomniant les patriotes, en regardant leurs semblables comme des animaux et s’efforçant de les tenir sous leurs pieds, au nom de celui-là même qui s’était sacrifié pour les sauver ! ces gens auraient dû penser qu’ils n’étaient pas des modèles de vertu et que Dieu lui-même les punirait d’une façon terrible.

Quelquefois, lorsque les mauvaises nouvelles se répandaient, soit au marché, soit autour des casernes, ou dans nos villages, on sentait comme un frémissement de colère dans la foule ; les patriotes se regardaient et devenaient pâles une seconde, et puis tout avait l’air de se calmer ; c’était une goutte de plus dans ce vase de douleurs, qui se remplissait lentement et qui devait déborder un jour.

Une chose plus agréable, et qui me revient toujours avec plaisir, c’est le mariage de Christine Létumier et de Claude Bonhomme, le fils

du charron de Mittelbronn, en janvier 1792. C’était le premier mariage constitutionnel des Baraques. Létumier, qu’on appelait le riche depuis sa bonne affaire sur les biens nationaux, avait invité plusieurs de ses parents du pays Messin. Ils ne vinrent pas tous ; mais son cousin Maurice Brunet, président du club de Courcelles, et sa cousine Suzanne Chassin, fille d’un armurier du même endroit, arrivèrent.

Cette pauvre Christine, sans rancune de ce que j’en aimais une autre, m’avait choisi pour être le Valentin de Marguerite. Ah ! la bonne créature, et que j’aurais voulu pouvoir l’aimer à cause de çà ! Lorsqu’elle vint me prendre par la main et qu’elle me dit : « Voici votre Valentine ! » mes yeux se remplirent de larmes ; je la regardais le cœur tout gros ; elle me souriait d’un air un peu triste et me demanda :

« Êtes-vous content, Michel ?

— Oh ! oui, bien content, lui répondis-je. Soyez aussi heureuse, Christine ; ayez tous les bonheurs de ce monde. »

Chauvel, maître Jean en uniforme de lieutenant de la garde citoyenne, Cochard, Huré, Raphaël Manque, notre ancien président, et bien d’autres, étaient de la noce. La mairie fourmillait de patriotes ; et quand Joseph Boileau, son écharpe autour du ventre et l’air majestueux, prononça les paroles de la constitution : « La loi vous unit, » un cri de « Vive la nation ! » fit grelotter toutes les vitres de la haute salle et s’étendit jusque sur la place d’Armes.

C’était autre chose qu’une simple inscription à la maison de cure, sur des feuilles qui se perdaient souvent, de sorte qu’on ne savait plus le jour de sa naissance ou de son mariage. J’en ai connu plusieurs qui se sont trouvés dans ce cas ; et, lorsqu’il fallut mettre en ordre les vieux papiers de la cure, pour les inscrire au registre de l’état civil, notre secrétaire de la commune, Freylig, eut de l’ouvrage.

Enfin cette nouvelle cérémonie fit plaisir à tout le monde. Après cela, Jean Rat, son tricorne garni de rubans tricolores, nous reconduisit aux Baraques en jouant de la clarinette.

Une fois dehors, en plein champ, malgré le froid qu’il faisait, on riait, on courait pour se réchauffer. Marguerite, à mon bras, trottait ; Christine, devant nous, paraissait toute consolée avec Claude Bonhomme, et les vieux, derrière, bavardaient en se dépêchant. Chauvel lui-même était gai comme un pinson ; le grand Létumier, une main sur son chapeau pour l’empécher d’être emporté par le vent, criait :

« On se rappellera qui nous étions le 3 janvier 1792, et qu’il ne faisait pas chaud ! »

Pour dire la vérité, nous pleurions tous de froid en arrivant aux Trois-Pigeons. Aussi,