Aller au contenu

Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
Histoire d’un paysan.

En attendant, il fallait vivre au grand Soleil.

Le hardier [1] de Phalsbourg n’amenait que pourceaux, qui, pendant les chaleurs de midi, faisaient leur trou dans le sable et se vautraient les uns contre les autres, comme des poules dans un pailler. Ils dormaient, leurs grandes oreilles roses sur les yeux ; on aurait marché dessus sans les faire bouger.

Mais nos chèvres, à nous autres des Baraques, grimpaient jusque dans les nuages ; il fallait courir, siffler, envoyer les chiens ; et ces coquines de bêtes, plus on criait, plus elles montaient.

Les garçons des autres villages venaient aussi, l’un avec sa vieille rosse aveugle, l’autre avec sa vache pelée, et presque tous avec rien, pour claquer du fouet, siffler ou courir déterrer des navets, des raves, des carottes à droite et à gauche dans les champs. Quand le bangard [2] les attrapait, on les promenait en ville, un collier d’orties autour du cou ; mais cela leur était bien égal ! La seule chose qui leur faisait beaucoup, c’était à la seconde ou troisième fois, selon l’âge, d’être fouettés sur la place, un jour de marché. Le rifleur [3] leur écorchait tout le dos avec son nerf de bœuf, et s’ils recommençaient, on les envoyait en prison.

Combien de fois, en écoutant des gens riches crier contre la Révolution, je me suis rappelé tout à coup que leur grand’mère ou leur grand’père avait été riflé au bon vieux temps ; malgré moi, j’étais forcé de rire : on trouve de drôles de choses dans ce monde !

Enfin, il faut pourtant le dire, c’est aussi ce temps que je regrette ; mais pas à causse du rifleur, du prévôt, des seigneurs et des capucins, non ! c’est parce que j’étais jeune. Et puis, si nos maîtres ne valaient pas grand’chose, le ciel était beau tout de même. Mon grand frère Nicolas et les autres, Claude, Lisbeth, Mathurine, arrivaient. Ils me prenaient mon sac, et je criais ; nous nous disputions. Mais, s’il m’avaient tout pris, maître Jean aurait été les trouver le soir à la baraque ; ils s’en doutaient, et me laissaient ma bonne part, en m’appelant : — leur chanoine !

Après cela, notre grand Nicolas me défendait. Tous les villages, dans ce temps, — Hultenhausen, Lutzelbourg, les Quatre-Vents, Mittelbronn, les Baraques d’en haut et d’en bas, — se battaient à coups de pierres et de bâtons ; et notre grand Nicolas, son morceau

de tricorne sur la nuque, son vieil habit de soldat, tout déchiré, boutonné jusque sur les cuisses, sa grande trique et ses pieds nus, marchait à la tête des Baraquins, comme un chef de sauvages ; il criait si fort : « En avant ! » qu’on l’entendait jusque sur la côte de Dann.

Je ne pouvais pas m’empêcher de l’aimer, car à chaque instant il disait :

« Le premier qui touche à Michel, gare ! »

Seulement, il me prenait mes oignons, et cela m’ennuyait.

On avait aussi l’habitude de faire battre les bêtes ensemble ; et lorsqu’elles se poussaient cornes contre cornes, jusqu’à se déhancher, Nicolas disait en riant :

« La grande Rousse va bousculer l’autre !… Non ; maintenant, l’autre l’attaque par dessous… Hardi !… hardi !… »

Plus d’une fois elles attrapaient des entorses, ou laissaient une corne sur le champ de bataille.

Vers le soir, on s’asseyait, le dos contre un rocher, à l’ombre, on regardait la nuit venir, on écoutait l’air bourdonner, et tout au loin, dans le ruisseau, les grenouilles commencer leur chanson.

C’était le moment de rentrer. Nicolas cornait, les échos répondaient de toutes les roches, les bêtes se réunissaient et remontaient en ligne aux Baraques, dans un nuage de poussière. Je faisais rentrer les nôtres à l’étable, je garnissais les râteliers et je soupais avec maître Jean, dame Catherine et Nicole. En été, quand on travaillait à la forge, je tirais le soufflet jusque dix heures ; et puis je retournais coucher à la baraque de mon père, tout au bout du village.

III

Les deux premières années se passèrent ainsi ; mes frères et sœurs continuaient à mendier ; moi, je me donnais mille peines pour rendre service au parrain. À dix ans, l’idée d’apprendre un état et de gagner mon pain me travaillait déjà ; maître Jean le voyait, et me retenait le plus souvent possible à la forge.

Chaque fois que j’y pense, je crois entendre la voix du parrain me crier : « Courage, Michel, courage ! »

C’était un grand et gros homme, avec de larges favoris roux, la grosse queue pendant sur le dos, et les moustaches si longues et touffues, qu’il pouvait les passer jusque derrière ses oreilles. Dans ce temps, les maré-

  1. Pâtre.
  2. Garde champêtre.
  3. Bourreau.