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Histoire d’un paysan.

chaux ferrants des hussards avaient aussi ces favoris et la queue nouée derrière en forme de perruque ; je pense que le parrain voulait leur ressembler. Il avait de gros yeux gris, le nez charnu, les joues rondes, et riait fort, lorsqu’il s’y mettait. Son tablier de cuir lui remontait en bavette jusque sous le menton, et ses gros bras étaient nus à la forge en plein hiver.

À chaque instant il disputait avec Valentin, son compagnon, un grand gaillard, maigre et voûté, qui trouvait tout bien dans ce bas monde : les nobles, les moines, les maitrises, tout !…

Mais, animal, lui criait le parrain, si ces choses n’existaient pas, tu serais maître forgeron comme moi depuis longtemps ; tu te serais acquis du bien, tu pourrais vivre à ton aise.

— C’est égal, répondait Valentin, vous penserez ce qui vous plaira : moi, je suis pour notre sainte religion, la noblesse et le roi. C’est l’ordre établi par Dieu ! »

Alors maître Jean levait brusquement ses épaules et disait :

« Allons, puisque tu trouves tout bien, moi, j’y consens. En route ! »

Et l’on se remettait à forger.

Je n’ai jamais rencontré de plus brave homme que Valentin, mais il avait la tête en pain de sucre, et raisonnait comme une oie.

Ce n’était pas sa faute, on ne pouvait pas lui en vouloir.

La mère Catherine pensait comme son mari, et Nicole pensait comme la mère Catherine.

Tout prospérait à l’auberge ; maître Jean gagnait des sommes tous les ans ; et quand on nommait les répartiteurs pour les corvées, les tailles et les autres impositions des Baraques, il était toujours sur la liste, avec le maître bûcheron Cochart, et le grand charron Létumier, qui se faisaient bien aussi trois ou quatre cents livres.

Il faut savoir qu’alors le chemin ordinaire des rouliers, des voituriers et des maraîchers d’Alsace, pour se rendre au marché de la ville, passait par les Baraques. Comme la route de Saverne à Phalsbourg montait tout droit ; comme elle était effondrée, pleine d’orniéres et même de ravines, où l’on risquait de verser jusque dans la Schlittenbach ; comme il fallait des cinq et six chevaux de renfort pour grimper cette côte, les gens aimaient mieux faire un détour par le vallon de la Zorne ; et presque tous, en allant et venant, s’arrêtaient à l’auberge des Trois-Pigeons.

La forge et l’auberge allaient bien ensemble ; pendant qu’on ferrait le cheval ou qu’on rac-

commodait

la charrette, le voiturier entrait aux Trois-Pigeons ; il voyait de la fenêtre ce qui se passait dehors, en cassant sa croûte de pain, et vidant sa chopine de vin blanc.

Les jours de foire la grande salle fourmillait de monde ; ces gens arrivaient par bandes, avec leurs hottes, leurs paniers et leurs charrettes. En s’en retournant, ils avaient presque toujours un verre de top dans la tête, et ne se gênaient pas de dire ce qu’ils pensaient. — C’étaient des plaintes qui ne finissaient pas ; les femmes surtout n’en disaient jamais assez ; elles appelaient les seigneurs, Les prévôts, par leurs véritables noms ; elles racontaient leurs abominations, et quand leurs maris voulaient un peu les calmer, elles les traitaient de bêtes.

Les marchands d’Alsace en voulaient surtout aux péages, qui leur enlevaient tout le bénéfice, car il fallait payer pour entrer d’Alsace en Lorraine. Les pauvres juifs, qu’on rançonnait à toutes les barrières, — tant pour le juif et tant pour l’âne ! — n’osaient pas se plaindre, mais les autres ne ménageaient personne.

Seulement, après avoir bien crié, tantôt l’un, tantôt l’autre se levait en disant :

« Oui, c’est vrai, on nous étrangle… les droits augmentent tous les jours ; mais que voulez-vous ? Les paysans sont des paysans, et les seigneurs des seigneurs. Tant que le monde marchera, les seigneurs seront en haut et nous en bas. Allons… à la grâce de Dieu !… Tenez, mère Catherine, payez-vous… voilà votre compte !… En route !… »

Et toute la bande partait. Une vieille se mettait à prier tout haut pour aider à la marche ; les femmes répondaient, et les hommes, la tête penchée, rêvaient derrière.

J’ai souvent pensé depuis, que cette espèce de bourdonnement par demandes et par réponses leur évitait la peine de réfléchir, et que cela les soulageait. L’idée de s’aider eux-mêmes, de se débarrasser du saunier, du collecteur, du péager, des seigneurs, des couvents, de tout ce qui les gênait, et de mettre les dîmes, les aides, les vingtièmes, toutes les impositions dans leur propre poche, comme ils l’ont fait plus tard, cette idée ne leur venait pas encore ; ils se reposaient sur le bon Dieu.

Enfin tout ce mouvement, ces plantes, ce fourmillement de juifs, de rouliers, de paysans dans la grande salle, les jours de foire ; leurs disputes sur le prix du bétail, du blé, des avoines, des récoltes de toute sorte ; leurs mines lorsqu’ils se tapaient dans la main, et qu’ils faisaient apporter le pot de vin pour arroser le marché, selon la coutume, tout cela m’apprenait à connaître les hommes et les choses. On