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Histoire d’un paysan.

quel plaisir d’entrer dans la grande salle bien chauffée, où la table était déjà mise ! car c’était aux Trois-Pigeons que se faisait la noce, la mère Létumier n’ayant jamais fait chez elle que son pot-au-feu les dimanches. Quelle fête ! et comme Je vous peindrais ces grands plats de choux garnis de saucisses, ces magnifiques jambons, ce buffet couvert de tartes, de fruits, de bouteilles, et l’attendrissement de la mère Létumier ; et le bon appétit des gens ; le discours de Chauvel touchant les nouvelles cérémonies patriotiques, qui devaient remplacer bientôt les coutumes des sauvages de la Gaule ; les propos de toute sorte, les santés à la mariée, les éclats de rire et les grosses plaisanteries des anciens, que la jeunesse avait le bon sens de ne pas comprendre ; quel temps ! Et comme tout s’en va, comme tout passe !

Rien que d’y penser, Marguerite est assise à côté de moi, son petit bonnet blanc noué sous le menton rose, et la petite cocarde sur l’oreille ; nous rions, nous causons, je regarde ses yeux bruns, et je lui demande :

« Veux-tu de ceci ? veux-tu de ca, Marguerite ? Encore un peu de vin… ? encore un morceau de tarte ? »

Quel bonheur de lui parler sans gêne, de la servir, de l’appeler ma Valentine, de voir qu’elle me regarde avec complaisance et qu’elle ne fait attention qu’à moi ! Voilà des choses qu’on ne peut raconter.

Et puis quand, vers le soir, la maison se remplit de garçons et de filles des Baraques, qui viennent danser (car de mon temps, sans la danse on ne connaissait pas de belles noces), quelle joie d’entendre la clarinette de Jean Rat commencer la valse d’Esterhazi-Houzard, dans la grande salle derrière, sur le jardin ; de prendre le bras de Marguerite et de lui dire :

« Allons, ma Valentine, c’est la clarinette de Jean Rat ! »

Marguerite était toute surprise ; elle me demandait :

« Où donc allons-nous, Michel ?

— Eh ! nous allons à la danse !

— Mais je ne sais pas danser…

— Bah ! bah ! toutes les filles savent danser ! »

Beaucoup d’autres dansaient déjà comme des bienheureux, et je voulus enlever Marguerite dans le tourbillon, mon cœur en sautait de joie ; mais figurez-vous mon étonnement, elle ne Savait pas danser, elle ne savait pas du tout ! ses petits pieds s’embarrassaient ; je ne pouvais pas le croire.

« Allons, essayons encore, lui disais-je, un peu de courage ! tiens, regarde, ce n’est pas difficile ! »

Et je lui montrais la marche dans un coin. Nous essayions, elle ne pouvait pas !… Quel

malheur ! j’en étais dans la désolation. On avait fini par nous entourer, les gens riaient ; Marguerite en était ennuyée, et tout à coup elle me dit un peu fâchée :

« Je ne peux pas… c’est fini… tu vois bien que je ne peux pas ! Danse, toi, moi je vais aider dame Catherine. »

Et malgré mon chagrin, elle partit. Plus d’une jolis fille regardait Michel, comme pour lui dire :

« Nous savons danser, nous, Michel arrive ! »

Mais d’aller en prendre une autre, j’aurais mieux aimé me casser le cou. Je sortis donc aussi dans la petite allée. Marguerite entrait alors dans la cuisine, où toutes les femmes, la mère Létumier, Nicole, dame Catherine, la cousine Suzanne Chassin étaient en train de s’indigner, criant :

« C’est une abomination !… chanter des chansons pareilles… des chansons contre la reine… ! Les hommes n’ont pas de bon sens… les meilleurs ne valent rien !… »

Ainsi de suite.

Et dans la grande salle à côté, j’entendais en même temps les patriotes qui riaient comme de véritables fous, qui trépignaient et qui chantaient une chanson sur Madame Veto. C’était le cousin Maurice qui chantait, les autres faisaient le refrain.

Naturellement, j’allai voir ; comme j’ouvrais la porte, je vis un spectacle extraordinaire : le cousin Maurice, avec son habit bleu de ciel à larges rebords, ses deux montres à breloques sur sa culotte jaune, sa chemise à jabot, sa grosse cravate tricolore et son grand chapeau en forme de faucille en travers de la tête, dansait une danse du diable, le pied en l’air, le genou près du menton ; il se balançait, il sautait, et faisait des mines, des grimaces de corps qu’on ne peut pas se figurer ; en même temps il chantait la chanson de Madame Veto, une chanson pleine d’horreurs contre la reine ; et tous les patriotes autour de la table, le nez rouge, les yeux ronds de plaisir, riaient quelquefois tellement, qu’ils en tombaient en arrière sur le dos de leur chaise, les bras pendants, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles ; les murs en tremblaient ! et le cousin Maurice allait toujours son train, baissant la tête, jetant ses jambes en l’air et chantant :

Madame Veto a fait ceci !
Madame Veto a fait cela !

Cette chanson commençait depuis l’affaire du cardinal ; elle avait des couplets par douzaines, tous pires les uns que les autres ; moi-même j’en étais en quelque sorte honteux. Mais tous ceux qui se trouvaient là, et qui de-