Les volontaires nationaux du district de Sarrebourg restèrent cantonnés à Rülzheim jusqu’à la fin de juillet ; c’est là que ceux de la haute montagne, venus avec leurs faux et leurs bâtons, reçurent des fusils, des gibernes et des cartouches. Il en arrivait encore tous les jours par bandes ; on leur apprenait l’exercice ; et, dans ce coin de l’Alsace, entre Wissembourg et Landau, vous n’entendiez que le tambour des fantassins qu’on habituait à marcher au pas, et la trompette des cavaliers qu’on faisait galoper en rond.
Derrière nous s’étendait une grande ligne de redoutes, entre le camp de Kellermann et celui de Biron ; elle pouvait bien avoir quatre à cinq lieues de long, et suivait le cours de la Lauter, c’est ce qu’on a nommé depuis « les lignes de Wissembourg. »
Le service du train n’existait pas encore ; comme il fallait mettre les paysans en réquisition avec leurs chevaux et leurs charrettes, pour nous amener des vivres, souvent la distribution manquait.
Je demeurais, avec Marc Divès et Jean Rat, chez une veuve qui pleurait du matin au soir. La pauvre femme nous donnait ses légumes, ses pommes de terre, son pain de seigle. Divès et moi nous étions toujours contents, mais Jean Rat trouvait que ce n’était pas encore assez : il aurait voulu de la viande !
Tous les camarades logés aux environs prenaient ce qu’ils trouvaient ; on couchait dans les granges, sur les greniers à foin, sous les hangars. On ne pouvait pas se laisser mourir de faim ! C’était pour les pauvres habitants une véritable désolation.
Tout se payait avec des assignats qui ne valaient plus grand’chose. Nos cantonnements fourmillaient de petites gazettes allemandes, où l’on racontait la misère de l’armée des savetiers, l’ignorance de leurs chefs et leurs sottises. Les émigrés nous représentaient comme des gueux en train de grelotter et de se sauver ; les Allemands, eux, nous suivaient, la figure terrible, les moustaches retroussées, et le sabre en l’air. Pauvres diables ! ils en ont vu de dures pendant vingt ans, malgré leurs grandes moustaches.
Voilà comme les écrivassiers des rois vous excitent les uns contre les autres, pour vivre grassement aux dépens des peuples, qui se massacrent. Ils ne parlaient que de notre misère et de la magnificence des troupes alliées, de leur belle tenue, du grand nombre de leurs canons, du bon approvisionnement de leurs magasins répandus le long au Rhin, chez l’électeur de Bavière, le duc de Deux-Ponts et les autres princes de l’empire. On pense bien que cela
nous donnait l’envie d’aller voir ces magasins, à Spire, à Worms, à Mayence ; nous y songions toujours et noire enthousiasme augmentait.
Malheureusement nous n’étions alors que vingt et un mille hommes d’infanterie à l’armée du Rhin, dix-sept mille volontaires nationaux, six mille hommes de troupes à cheval et dix-sept cents artilleurs, en tout quarante-six mille hommes, dont vingt-quatre mille employés à la garde des redoutes, et vingt-deux mille seulement pour tenir la campagne.
Les Prussiens et les Autrichiens ensemble montaient à plus de deux cent mille hommes. Nos émigrés leur criaient : « Avancez !… avancez… » car Bouillé savait bien que les ministres de Louis XVI, en disant à l’Assemblée nationale que nos effets de campement suffisaient ; que le zèle indiscret de ceux qui fournissaient des armes aux volontaires nationaux, ralentissait seul les livraisons régulières ; que l’état des arsenaux était admirable, enfin que nos armées nageaient en quelque sorte dans l’abondance ; il savait bien que ces ministres mentaient ; que nous n’avions plus d’officiers supérieurs, d’ingénieurs et de mineurs, à cause des désertions ; que nous étions forcés de mettre en réquisition les voitures, les chevaux de selle et de trait, et même les outils pour remuer la terre ; que la plupart d’entre nous n’avaient que leur veste, leur pantalon de toile et leurs sabots, avec une vieille patraque qui faisait long feu six fois sur dix ; qu’on nous avait même donné l’ordre de trouver où nous pourrions, un sac de peau pour mettre nos misérables effets, et un sac de toile pour nos munitions ; il savait tout, puisque ces ministres, Louis XVI, la cour et les émigrés s’entendaient ensemble.
Custine, qui nous commandait sous les ordres du général Biron, venait de se porter à Landau, notre première place en avant de Thionville et de Metz ; il était entré dans la ville, à cheval, par une brèche ; ses hussards l’avaient suivi. Qu’on se figure d’après cela l’état de nos fortifications. Combien de fois j’ai crié :
« Ah ! misérables, dans quelle position vous nous avez réduits ! Si l’ennemi s’avance en masse, qu’est-ce que nous pourrons faire contre deux cent mille hommes ? Nous serons écrasés, nous mourrons tous !… Mais vous aurez vendu la patrie, pour conserver vos priviléges et nous tenir en servitude. Vous êtes des traîtres, et votre ministre Narbonne, qui disait à l’Assemblée, en revenant d’inspecter nos forteresses, que nous étions prêts pour la guerre, est le dernier des scélérats. »
Par bonheur les Prussiens et les Autrichiens