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Histoire d’un paysan.

n’avançaient pas ; ils avaient de grands généraux, remplis de prudence et de sagesse ; des princes, des rois, des génies natifs, qui faisaient des plans à l’avance et se partageaient notre pays. Si ces gens avaient eu pour les commander, un enfant du peuple comme Hoche ou Kléber, nous étions perdus. Enfin ils restèrent à ruminer pendant trois semaines, sans rien faire, et tout à coup notre bataillon, qu’on appelait le 1er  bataillon de la montagne, reçut l’ordre de nommer ses officier et puis d’aller à Landau.

Ce même jour, le dernier de juillet 1792, les compagnies, formées par village, nommèrent leurs sergents, leurs lieutenants, sous-lieutenants et capitaines ; ensuite toutes les compagnies réunies nommèrent commandant Jean-Baptiste Meunier, un jeune architecte que j’avais vu cent fois chez nous avec sa toise et son niveau, sur les glacis, en train de niveler les chemins couverts ; il travaillait pour l’entrepreneur des fortifications Pirmetz, et prit alors notre commandement. Jean Rat venait de passer tambour-maître d’emblée ; le gueux avait enfin attrapé une bonne place, avec sa double solde il allait pouvoir vivre comme un sergent.

Le lendemain nous étions en route pour Landau, les uns en blouse, les autres en veste, les baudriers en croix et le fusil sur l’épaule. Il faisait assez beau temps. Le 2e bataillon des volontaires de la Charente-Inférieure, cantonné aux environs, suivait le même chemin que nous. Beaucoup allaient nu-pieds, et nous chantions ensemble la Marseillaise, que tous les patriotes commençaient à connaître le long du Rhin.

Ceux de la Charente-Inférieure s’arrêtèrent à Impflingen, et nous arrivâmes à Laudau sur les trois heures de l’après-midi. Le poste de garde à l’avancée était du régiment de Bretagne, encore en habits blancs ; et comme la sentinelle nous criait : « Qui vive ! » le commandant Meunier répondit : « Premier bataillon de la montagne ! » au milieu des cris de « Vive la nation ! » Chacun mettait son bonnet au bout de la baïonnette ; nous étions tous montagnards et fiers d’avoir un si beau nom.

On vint nous reconnaître et le bataillon entra sous les vieilles portes sombres, les trois fleurs de lis au-dessus, en chantant : « Allons, enfants de la patrie ! » comme un roulement de tonnerre.

Landau ressemble beaucoup à Phalsbourg, mais c’est une vieille ville allemande avec des ponts-levis, des portes, des remparts et des demi-lunes à la française. La Queich coule autour des remparts ; elle ne fait qu’un marais plein de joncs, de saules et de hautes herbes, où les grenouilles et les crapauds chantent

matin et soir. La moitié des remparts tombaît dans les fossés ; la garnison, répandue partout avec des pioches, des pelles, des échelles et des brouettes, se dépêchait de les relever.

C’était la gloire de Louis XVI d’avoir des places pareilles, fortifiées par Vauban, et si bien entretenues ! L’argent du pays se dépensait en fêtes, en chasses, en pensions sur le livre rouge. Quelle honte et quelle misère, mon Dieu !…

La garnison venait d’être portée à sept mille six cents hommes.

Aussitôt casernés, on nous fit travailler comme les autres. Notre commandant Meunier, sa toise à la main, s’entendait à cet ouvrage ; il ne quittait pas les remparts, et c’est notre bataillon qui releva le bastion du côté d’Albertsweiler. Chacun travaillait de son état : les maçons aux murs, les terrassiers aux glacis, etc. Cinq ou six forgerons, volontaires comme moi, réparaient sous mes ordres les outils cassés ; nous avions de l’ouvrage.

Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la colère et l’indignation de la garnison, quand le manifeste du duc de Brunswick aux habitants de la France arriva chez nous. Au lieu de le cacher, on le lut par ordre supérieur, à l’appel du matin.

C’était une espèce de proclamation, dans laquelle ce feld-maréchal prussien nous prévenait que les souverains venaient rétablir les droits et possessions des princes allemands en Alsace et en Lorraine ; qu’ils ne voulaient rien nous prendre, mais seulement procurer à Sa Majesté Très-Chrétienne, notre roi, les secours nécessaires pour assurer le bonheur de ses sujets ; que les armées combinées protégeraient les bourgs, villes et villages qui s’empresseraient d’ouvrir leurs portes aux Prussiens et aux Autrichiens ; mais que les habitants des localités qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les portes, fenêtres ou autres ouvertures de leurs maisons, seraient exécutés militairement, d’après les rigueurs de la guerre ; que les troupes de ligne françaises étaient sommées de se soumettre et de revenir à leur ancienne fidélité ; que les gardes nationales étaient aussi sommées de veiller provisoirement sur les campagnes, jusqu’à l’arrivée des alliés, qui les relèveraient de leur garde ; que les Parisiens sans distinction étaient également tenus de se soumettre, sur-le-champ et sans délai, aux Autrichiens et aux Prussiens, et que, s’ils insultaient Louis XVI, Marie-Antoinette où leur auguste famille, les alliés détruiraient leur ville de fond en comble ! mais que,

s’ils se dépêchaient d’obéir, le roi de Prusse et