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Histoire d’un paysan.

l’empereur d’Autriche promettaient de prier Sa Majesté de leur pardonner les crimes qu’ils avaient commis.

À peine avait-on lu cela, que toutes les compagnies, cavalerie, infanterie de ligne, volontaires, sortirent de leurs casernes, en criant ensemble :

« À l’ennemi ! »

Les gardes nationaux de la ville sortirent aussi des maisons, et sur la place d’Armes les cris « À l’ennemi !… Vaincre ou mourir !… Vive la nation ! » les chants de la Marseillaise et du Ça ira ! devinrent si terribles, que le général Custine, à cheval au milieu de son état-major, descendit la rue des Postes ventre à terre, croyant que c’était une révolte. Je vois encore cet homme, grand, roux, carré, avec ses gros yeux luisants, son gros nez rouge, ses moustaches et ses favoris de hussard, qui lève la main ; et le colonel du 2e chasseurs à cheval, Joseph de Broglie, un officier superbe, l’air hardi comme les anciens nobles ; le chef d’escadron Houchard, de Forbach, la figure grêlée et balafrée, je les vois tous piaffer, caracoler, crier, donner des ordres, mais on ne pouvait pas les entendre.

Naturellement j’étais aussi furieux que les autres ; l’affront qu’un mauvais duc prussien osait faire à la nation m’entrait jusqu’au bout des ongles ; j’en frémissais !…

Tout à coup la générale se mit à battre sur les remparts. Depuis huit jours les avant-postes de l’ennemi se rapprochaient de la place ; on crut qu’ils nous attaquaient ; chacun couru à son poste sur les bastions, et l’on vit que le pays autour de nous restait tranquille. Le général avait envoyé donner cet ordre ; c’était une finesse de guerre, pour nous séparer et nous rappeler à la consigne.

Tout le monde reprit son travail ; mais depuis ce moment l’indignation contre Louis XVI, Brunswick, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche augmentait de jour en jour. Les soldats, les volontaires et les gardes nationaux de la ville se réunissaient dans les brasseries et les cabarets ; ils dressaient des pétitions à l’Assemblée nationale contre les traîtres et demandaient la destitution du roi.

Ces choses traînèrent ainsi quelque temps. On avait relevé les remparts et planté les palissades aux avancées ; on mettait des pièces en batterie ; on plantait des fascines. De forts détachements autrichiens commençaient à se répandre dans nos lignes, entre Wissembourg et Landau ; des convois de farine et de munitions arrivaient sous la conduite des commissaires de district, pour approvisionner la place ; le 2e chasseurs à cheval et des dragons natio-

naux

les escortaient, car l’ennemi venait les attaquer jusqu’aux avant-postes d’Impflingen et d’Offenbach : on s’attendait à nous voir bientôt bloqués.

Mais avant l’arrivée des Autrichiens, nous devions encore apprendre l’effet que le terrible manifeste de Brunswick avait produit à Paris : la prise des Tuileries par le peuple, le massacre des Suisses du roi, l’emprisonnement de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de leur famille, d’abord au Luxembourg, ensuite au Temple.

Lorsqu’arriva ce courrier, le 15 août, l’enthousiasme des troupes fut si grand, que les patrouilles ennemies durent nous entendre crier et chanter à plus d’une demi-lieue autour de la ville. On s’embrassait les uns les autres, en criant :

« Nous sommes débarrassés des traîtres ! »

Et l’on avait des larmes d’attendrissement dans les yeux ; on riait, on était content, comme si chacun avait eu sa fortune faite.

Voici comment ces choses s’étaient passées ; je ne les ai pas vues, mais des gazettes patriotiques nous arrivaient alors par centaines ; on les lisait partout ; le premier venu se dressait sur une table et se mettait à lire la lettre qu’il venait de recevoir d’un cousin ou d’un ami ; d’autres lisaient le dernier bulletin de l’Assemblée nationale ou du club des Jacobins ; enfin tout s’apprenait.

Je vous ai déjà dit que depuis le 20 juin on se méfiait du roi, qui ne voulait pas retirer son véto, du décret de l’Assemblée nationale contre les prêtres réfractaires. Ses ministres, depuis, n’avaient rien fait pour nous sauver de l’invasion : ils avaient laissé nos magasins vides, nos places fortes sans défense ; ils avaient retardé d’envoyer leurs brevets aux nouveaux officiers nommés à l’élection, et soutenaient toujours effrontément à l’Assemblée que tout était prêt, jusqu’au moment où les Prussiens et les Autrichiens s’étaient mis en marche. Alors ces ministres avaient donné leur démission eu masse, et l’Assemblée avait été forcée de déclarer la patrie en danger.

Vous savez cela !

Eh bien, malgré tout, beaucoup de gens paisibles ne pouvaient pas encore croire à la trahison d’un si bon roi, quand le manifeste de Brunswick, qui déclarait que les Prussiens et les Autrichiens nous envahissaient pour le rélablir Lui, Louis XVI, sa noblesse et ses évêques dans leurs anciens privilèges, et nous dans notre ancienne servitude, ce manifeste honteux, abominable, insolent, montra que toute cette race s’accordait contre les peuples, comme des larrons

en foire, et naturellement les plus hou-