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Histoire d’un paysan.

voulaient faire contre la nation, pour rétablir l’ancien régime et les priviléges de toute sorte, le peuple l’a fait contre mille ou douze cents conspirateurs, pour sauver la révolution et les droits de l’homme ! Si tu ne comprends pas cela, c’est que tu n’es pas un bon sans-culotte ! »

Marescot avait raison, je n’étais pas un bon sans-culotte ; malgré toutes les explications qu’il venait de me donner, ces massacres me dégoûtaient ; j’en étais honteux pour notre république. Les bourreaux sont des bourreaux ; qu’ils aient une couronne, un bonnet d’évêque où une casquette sur la tête, je les mets tous dans le même panier.

Enfin, ce qu’on peut dire de plus raisonnable sur ce chapitre, c’est que les royalistes ont aussi de grands reproches à se faire ; ils ne devaient pas appeler l’étranger à leur secours ; tout devait se vider entre nous ; alors Longwy et Verdun n’auraient pas été vendus, et les massacres n’auraient pas eu lieu. La première faute est aux traîtres et à leur ami Brunswick, qui menaçait de brûler Paris et de fusiller tous les patriotes. Voilà la vérité.

Ce soir-là je rentrai bien tard à la caserne.

Le lendemain, pendant que j’étais de garde à la porte de Marheim, nous vîmes défiler, vers trois heures de l’après-midi, quatre bataillons de grenadiers, un de volontaires nationaux un régiment de chasseurs à cheval et de l’artillerie en proportion. Le bruit s’était répandu que le général autrichien, — celui qui n’avait laissé que quatre mille hommes pour garder les magasins de Spire, — venait à marches forcées au secours de Worms et de Mayence, avec un corps de douze mille hommes. Mais, le jour suivant, nous savions déjà qu’il arriverait trop tard. Nos troupes étaient entrées à Worms. sans résistance ; les habitants les avaient reçues en criant : « Vive la nation ! » et les autorités portaient la cocarde tricolore.

Tout cela n’empêcha pas notre commissaire ordonnateur en chef, le citoyen Pierre Blanchard, de frapper une contribution de douze cent mille livres en écus, moitié sur la ville, qui dans le temps, avait reçu les émigrés, avec la cocarde blanche, en criant : « Vive le roi ! » moitié sur l’évêque et les chanoines, qui souhaitaient de nous voir en enfer. Nous avions déjà frappé quatre cent cinquante mille livres sur le chapitre de Spire ; et sur le clergé particulier cent trente mille livres, à cause de la fabrication des faux assignats, que ces gens se permettaient chez eux depuis deux ans. En outre, des convois de farine, de seigle, d’avoine et de foin, d’effets de campement et d’habillement, souliers, chemises et pantalons, en cais-

ses,

ballots, et tonneaux, filaient jour et nuit sur Landau ; on n’avait que la peine de réquisitionner les chevaux et les voitures du pays, et de les faire escorter par de petits détachements ; enfin, les gazettes des Allemands et des émigrés n’avaient rien dit de trop sur le bon approvisionnement de leurs magasins ; il faut toujours reconnaître la vérité.

C’est à Spire que l’habillement, l’équipement et l’armement de l’armée du Rhin furent complétés. Les commissaires des guerres surveillaient tout ; ils fournirent à chacun de nos bataillons une tente par seize hommes ; le bureau du quartier-maître, le petit état-major, les ouvriers, les gardes de police et du camp, les capitaines, les vivandiers, reçurent chacun leur tente en bonne toile, garnie de mâts, de traverses et de piquets ; les lieutenants logeaient deux à deux dans une tente. Chaque tente de seize hommes eut deux marmites, deux gamelles, deux grands bidons, deux pioches, deux pelles, deux haches, deux serpes pour aller au bois. C’est avec cela que nous avons fait trois campagnes terribles.

La cavalerie avait une tente pour huit hommes, et tout ce qui convient aux cavaliers, cordes et piquets, troussières pour aller au forrage, enfin tout. Et naturellement cela nous fit d’autant plus de plaisir, que nous avions gagné ces choses nous-mêmes et qu’elles ne coûtaient pas un denier à la république.

Mais si l’on avait laissé piller et voler les magasins, quelques gueux se seraient enrichis, et les défenseurs de la liberté auraient péri de misère. C’est un grand malheur que les généraux venus plus tard n’aient pas suivi l’exemple de Custine ; les soldats et les volontaires auraient moins souffert, et l’on n’aurait pas vu tant de brigands nager dans l’abondance, eux, leurs enfants et descendants, chose abominable quand on savait d’où venaient ces biens. Enfin, dans les plus beaux temps il reste toujours à reprendre ; pendant que les uns se dévouent à la patrie, d’autres ne pensent qu’à happer et s’enrichir aux dépens de ceux qu’ils regardent comme des bêtes, parce qu’ils ont du cœur et de la probité.

IV

Les magasins de Spire et de Worms nous mirent donc sur un nouveau pied ; nous étions habillés, armés, équipés comme des soldats, nous pouvions faire campagne. Combien d’autres auraient souhaité d’être à notre place ! Je