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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/254

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Histoire d’un paysan.

ne parle pas seulement des Prussiens, en pleine retraite dans les boues de la Champagne : les misérables avaient tous la dyssenterie, à force d’avoir mangé du raisin ; ils abandonnaient canons, caissons, bagages ; ils traversaient Verdun, Longwy, Sans même se retourner une seule fois pour combattre ; c’était la déroute du despotisme !

Nos paysans exterminaient ces malheureux par douzaines, derrière les haies, sur les chemins, le long des bois ; les puits de nos villages en étaient pleins ; tout le monde s’en mêlait, même les femmes ! Et Marat trouvait que ce n’était pas encore assez, il reprochait à Dumouriez de leur laisser une porte ouverte ; il aurait voulu tenir Brunswick et Frédéric-Guillaume, pour les pendre, et les faire servir d’exemple aux rois qui par la suite oseraient nous envahir. Il avait bien raison, car on a reconnu depuis que notre gouvernement avait fait une convention secrète avec le roi de Prusse.

Enfin cette campagne de six semaines était assez belle : les Prussiens se sauvaient ; les Autrichiens et les émigrés, restés en arrière pour bombarder Lille, en Flandre, venaient de lever le siége ; le général Anselme envahissait dans le Midi le comté de Nice ; les Vendéens avaient été mis à la raison pour quelque temps ; tout allait bien, et nous apprenions ces bonnes nouvelles jour par jour, à la distribution du bulletin de la Convention. Carnot et Prieur avaient établi chez nous cette bonne habitude ; quelques mois plus tard, en juin 1793, elle fut étendue à toutes les armées de la république.

Chaque soldat connaissait donc les raisons de la guerre ; il savait ce qui se disait et se faisait à Paris, et c’est pour cela qu’au lieu de m’être battu comme une bête, je puis vous raconter maintenant mon histoire. On devrait bien encore appliquer ce décret de la Convenion sur la distribution des bulletins de l’Assemblée, comme tant d’autres que l’on avait oubliés, et qu’on déterre seulement selon les occasions : celui-ci rendrait service tous les jours à des milliers de nos enfants ; ils sauraient au moins pourquoi on les envoie mourir aux quatre coins du monde.

Quelques jours après la prise de Spire, le 17 octobre 1792, nous reçûmes l’ordre, un matin, de lever le pied, et tout de suite on boucla le sac, on boutonna ses guêtres, et l’on sortit par la porte de Manheim, du côté de Worms, sans dire ni bonjour ni bonsoir. Tout le corps d’armée encore à Spire ou dans les environs nous suivait. Il ne pleuvait pas, mais le temps était humide ; les brouillards du Rhin continuaient à couvrir le pays.

Au sortir de la ville, on nous fit prendre une chaussée à gauche, à travers des bois et des bruyères, et, durant six heures, hêtres, chênes, sapins, bouleaux ne firent que s’étendre devant nous, au milieu du brouillard.

Nous rencontrions quelquefois de vieux pans de murs, d’anciens châteaux noircis par la fumée, sans toit, sans portes, et sans fenêtres, enfin des ruines ; le père Sôme disait :

« Turenne a passé par ici voilà cent ans ; il a brûlé dans une nuit quatre cents villes, villages, censes, bourgades et châteaux, par ordre de Louis XIV. Voilà comment les Bourbons faisaient la guerre ! »

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après les forêts en avant de Spire, le long de la chaussée qui passe à Dürckheim, Grunstadt, Oberflersheim et plus loin, outre ces vieilles démolitions, nous rencontrâmes aussi des maladreries toutes délabrées, pour mettre les pauvres gens en train de mourir, et des potences comme chez nous avant la révolution. Et si les Allemands veulent être justes, ils reconnaîtront dans tous les siècles que nous les avons débarrassés de leurs seigneurs, de leurs maladreries et de leurs potences. Sans nous ils auraient encore ces vieilles misères, car ils y tenaient tellement, par habitude, que nous avons été forcés de les battre cent fois, pour les ramener au bon sens. Ils étaient comme ces mendiants qui se figurent qu’on ne peut pas vivre sans vermine, et qui sont tout étonnés qu’on leur donne une chemise neuve et des habits propres.

Mais allons toujours en avant.

Après les grandes forêts, nous arrivâmes dans un pays de vignes, les plus elles du monde ; elles couvraient des coteaux innombrables. Les Allemands sont si laborieux, si grands amateurs de bon vin, que, pour en avoir, ils portent leur fumier à dos d’homme, jusqu’à quatre et cinq cents pieds sur ces pentes rapides ; ils ont de petits escaliers à la file, qui montent d’étage en étage le long des côtes. En voyant cela, j’étais dans l’admiration. Nous avons bu de leur vin, il est très-bon ; le blanc et le rose ont un fin bouquet, mais il ne faut pas trop en boire, deux bouteilles suffisent pour vous mettre sous la table.

Malgré la guerre, ces braves gens finissaient leurs vendanges, et, la hotte au dos, ils montaient et descendaient leurs escaliers, s’arrêtant quelquefois au haut des grandes roches luisantes, couleur de fer, pour nous regarder. Nous leur criions : « Vive la république ! » Et tous, hommes et femmes, nous répondaient