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Histoire d’un paysan.

la nuit à travers les bois, en abandonnant la vieille maison bâtie par les anciens, les champs achetés avec tant de peine et arrosés de leurs sueurs, et poursuivis par des gendarmes, comme une bande de loups.

Oui, ces choses me touchèrent. Et puis l’abandon des pauvres malheureux sur la terre étrangère, sans pain, sans argent, sans secours, sans amis ; le travail mercenaire de gens habitués à l’aisance ; la femme et les jeunes filles forcées de s’humilier au service des autres ; le vieillard courbé sous le travail, si pénible quand on a déjà tant travaillé dans sa vie et qu’on voudrait se reposer un peu. Quelle histoiret et tout cela par la volonté d’un vieux mauvais sujet, qui se figurait faire ainsi son salut.

Finalement le maître de poste nous dit qu’après avoir beaucoup souffert, après avoir traîné la misère longtemps, — tous leurs biens en France étant vendus, ou donnés à la mauvaise race, en récompense de ses dénonciations, — son grand-père et sa grand’mère avaient pourtant fini par amasser quelque chose avant de mourir ; et que leurs enfants et petits-enfants ayant l’exemple du travail, de l’économie et de la probité devant les yeux, étaient redevenus aisés et même riches, jouissant de la considération de tout le pays.

Et comme je lui demandais :

« Mais vous n’avez jamais regretté votre nom de Français ? Est-ce qu’il ne vous reste rien là pour la vieille patrie ? Nous ne vous avons jamais fait de mal, nous ; c’est le roi seul, conseillé par les évêques, qui vous à bannis ; et dans ce temps l’ignorance du peuple était si grande, qu’il faut plutôt le plaindre que le haïr. »

Il me répondit :

« Tant que les Bourbons ont régné sur la terre de France, personne de nous n’a regretté la patrie ; mais depuis que le peuple s’est levé, depuis qu’il a proclamé les droits de l’homme et qu’il a pris les armes pour les défendre contre tous les despotes, notre vieux sang s’est réveillé, et chacun de nous s’est dit avec fierté : « Je suis aussi Français ! »

En parlant, tout à coup il était devenu pâle ; il se leva pour ne pas laisser voir son trouble et se promena lentement autour de la salle, les mains sur le dos et la tête penchée.

Alors Jean-Baptiste Sôme, qui avait écouté tout pensif, le coude allongé sur la table, vida les cendres de sa pipe et dit :

« Oui, oui, c’est encore plus terrible que les massacres de septembre !… Et pourtant la patrie n’était pas en danger : les traîtres ne livraient pas nos places fortes, les Prussiens n’envahissaient pas la Champagne ; ces pauvres

protestants ne conspiraient pas contre le pays ; ils se tenaient bien tranquilles et ne demandaient qu’à prier le bon Dieu à leur manière. Mais voici minuit, il est temps d’aller nous coucher ; la colonne se mettra en marche demain de grand matin. »

Nous nous levâmes tous, et le maître de poste, allumant une petite lampe, nous conduisit dans le vestibule, au pied de l’escalier, en nous souhaitant le bonsoir.

Ces choses me sont restées !… Je crois même les avoir écrites dans le temps à Marguerite. La lettre s’est perdue ; mais je ne pense pas n’être trompé de beaucoup, en vous racontant les paroles du maître de poste d’Alzey. Si ses petits-enfants vivent encore, ils pourront lire ce que pensait leur grand-père, du roi Louis XIV, et je souhaite que cela leur fasse plaisir.

V.

Le lendemain nous étions en route de bonne heure pour gagner Mayence par Albig, Werstadt Ober-Ulm, etc. Toute cette masse de brouillards qui s’étendait sur le Palatinat depuis quinze jours commençait à tomber, et vers midi nous allions dans la boue, par une pluie battante, qui dura jusqu’au soir. Nos chapeaux avaient un avantage sur les shakos d’aujourd’hui, on pouvait les pencher en gouttières, l’eau ne vous coulait pas dans le cou ; mais au bout d’une ou deux heures, ils s’aplatissaient en galette sur vos épaules.

Une bonne nouvelle nous arriva pendant la route : l’autre corps d’armée, parti la veille de Worms, en filant sur la chaussée qui longe le Rhin, avait enlevé le pont d’Oppenheim ; et quand nous arrivâmes vers trois heures du soir, en avant du bois de Wintersheim, Neuwinger campait déjà sur les hauteurs de Sinder, appuyant sa droite au Rhin, qui forme un grand coude autour des forêts du Mombach. Mayence était là devant nous, à deux portées de canon ; mais comme cette ville est en pente vers le fleuve, nous ne voyions que le coin d’un de ses bastions, la corne d’une demi-lune, quelques vignes et de petits jardins aux environs. Les bois de Wintersheim et de Mombach entourent la ville, entre ces forêts et les remparts s’étendent des vallons où coulent de petites rivières.

C’est derrière un de ces vallons, le dos au bois et Mayence en face, que nous reçumes l’ordre de faire halte ; bataillons, escadrons et