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Histoire d’un paysan.

reux, tous pleins de courage, n’avaient aucune force et qu’ils périssaient à la peine, comme des mouches ; des trois bataillons de fédérés, formant ensemble dix-huit cents hommes, il en restait deux cent cinquante un an après ; cela venait sans doute du mauvais air, de la mauvaise nourriture et de toutes les souffrances du peuple, dans une ville où l’on ne s’inquiétait que des plaisirs de la cour. Qu’est-ce qu’on peut savoir ?

Je me rappelle que ma sœur Lisbeth, qui demeurait avec son bataillon dans la vieille église de Saint-Ignace, donait raison à ces Parisiens, et que je manquai de me fâcher, parce qu’elle avait l’air de leur faire croire que nous n’avions jamais eu de travail semblable aux Baraques, et que nous étions des gens d’une condition élevée. Alors je la regardai de travers et je lui dis devant eux :

« Je me souviens pourtant, citoyenne Lisbeth, que dans un temps les corvées ne manquaient pas, et que nous aurions été bien heureux d’avoir d’aussi bonnes pioches pour travailler à la terre. »

J’allais lui parler de la mendicité, quand elle me cria furieuse :

« Tais-toi !… va-t’en !… »

Et son mari, le sergent Marescot, me coupa la parole, approuvant les hommes libres qui ne voulaient pas se rabaisser comme des galériens à traîner la brouette. Voilà pourtant d’où viennent les pires aristocrates : d’anciens mendiants qui sont honteux de travailler ! Mais je ne veux rien dire de plus sur tout cela ; chaque homme de bon sens pensera le reste.

Ce même soir, je revenais de Cassel avec mon bataillon ; nous défilions sur le pont, tout couverts de boue, et je ne songeais plus à la dispute du matin, quand, en approchant de la jetée, nous vîmes une grande quantité de troupes qui remontaient vers Oppenheim. C’étaient deux ou trois bataillons des Vosges, les ci-devant Durfort-dragons, devenus le 4e de chasseurs, quelques pièces de campagne, et derrière, les fédérés de la section des Quatre-Nations. Ils longeaient le Rhin.

Et comme nous débouchions sur le quai, la voiture de ma sœur arrivait au milieu des fédérés, qui riaient et criaient :

« En route ! En route ! »

Lisbeth, me voyant passer tout couvert de boue, la pioche et la pelle sur l’épaule, me dit alors d’un air moqueur :

« Eh bien ! grosse bête, tu vois qu’à force de crier, on a tout de même ce qu’on veut. Pendant que vous piocherez, nous irons réquisitionner sur la rive droite, avec Neuwinger. »

J’allais lui répondre, quand Marescot, s’approchant sans me regarder, lui dit :

« Cette voiture est trop chargée, il faut jeter toutes les caisses vides dehors, sur la route. Nous n’avons pas trop de place, on mettra tout dans la paille. »

Je compris aussitôt que le gueux n’avait que l’idée de piller. Lisbeth, tirant le cheval par la bride et lui donnant un coup de fouet, continua son chemin ; et moi je rentrai dans notre caserne de la Caputzinerstrasse me sécher et me reposer.

Ce soir-là, 23 octobre 1792, Houchard, avec ses Montmorency-dragons, passa le fleuve à Cassel et remonta la rive droite du Mein jusqu’à Hochheim, pendant que Neuwinger avec quinze cents hommes gagnait le pont d’Oppenheim, pour remonter ensuite le Mein à gauche. De cette façon ils allaient surprendre Francfort sur les deux rives à la fois ; Neuwinger ayant un détour à faire, Houchard arriva le premier. C’est ce que nous apprîmes le lendemain 24.

Je n’ai jamais pu savoir pourquoi nous allions. là, si ce n’était pas pour frapper des contributions, car nous n’avions rien à faire sur la rive droite du Rhin. Nous n’étions pas en guerre avec l’empire germanique, mais seulement avec la Prusse, l’Autriche et leurs alliés ; c’était donc contraire à la justice d’aller rançonner des gens qui ne nous avaient fait aucun mal ; c’était aussi très-imprudent, puisque cette attaque pouvait forcer la diète à se déclarer contre nous et nous mettre toute l’Allemagne sur le dos ; mais rien n’arrête les pillards ; l’idée de happer le bien des autres leur trouble la cervelle.

Nous apprîmes donc que Houchard ayant paru le premier devant la porte de Bœkenheim, les magistrats étonnés avait député vers lui, pour savoir ce que les Français désiraient, et qu’il avait répondu : « Des rafraîchissements ! » Mais Neuwinger, arrivant ensuite sur l’autre rive, avait fait braquer ses canons sur la porte de Sachsenhausen, en sommant la place de se rendre, et les riches banquiers dont cette ville est remplie s’étaient dépêchés de lui faire ouvrir, pour éviter de plus grands malheurs Nous étions entrés en triomphe, et tout de suite Neuwinger et Houchard avaient occupé l’hôtel de ville, pour frapper, au nom du général Custine, une contribution forcée de deux millions de florins sur les habitants de Francfort, et particulièrement sur les riches.

En apprenant cela, chacun de nous comprit que ce n’était plus la guerre d’un peuple libre qui réclame et défend les droits de l’homme, mais une guerre de despotes pour dépouiller