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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/263

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Histoire d’un paysan.

les peuples et les réduire sous notre domination ; toute la nation le comprit. Depuis ce temps, Custine, malgré ses victoires, était noté par le comité de surveillance générale à Paris ; on disait qu’il avait soulevé la haine de l’Allemagne contre nous ; qu’il nous avait fait passer pour des voleurs, et on avait raison. Quand un général fait fusiller les pillards, il ne doit pas leur donner le mauvais exemple. Custine a reconnu cela plus tard à ses dépens.

Les Prussiens et les Hessois passèrent alors le Rhin à Coblentz, et s’étendirent le long de la Lahn, à dix ou douze lieues de Francfort sur la gauche ; ils prirent de bonnes positions à Nassau, Dietz et Limbourg ; leur plan était de descendre d’un coup sur le Mein, entre Francfort et Mayence, et de couper notre corps d’armée en plusieurs tronçons. Tout le monde voyait cela, car les cartes du pays ne manquaient pas ; tous les officiers et même les soldats se disaient :

« Voilà ce qu’ils veulent faire !… »

Custine avait nommé le major van Helden, un Hollandais, commandant de Francfort. Houchard et Neuwinger étaient revenus en laissant là-bas une garnison de dix-huits cents hommes ; mais ils n’avaient pas rapporté l’argent des contributions forcées, parce que les marchands de Francfort avaient député des notables vers la Convention nationale, pour réclamer contre le pillage de leur ville.

Ces notables devaient représenter que la république n’était pas en guerre avec l’empire germanique, mais seulement avec le roi de Bohême et de Hongrie, le roi de Prusse et l’électeur de Hesse ; que Francfort, ville libre impériale, n’avait rien à démêler dans nos affaires, et que nous avions assez d’ennemis, sans nous mettre encore la diète germanique sur les bras, pour une misérable somme d’argent réclamée contre toute justice.

Cela tombait sous le bon sens. Malheureusement, bien peu de Français alors savaient ces choses ; on nous avait élevés dans l’ignorance et nous ne connaissions pas même l’état de nos voisins ; tous les Allemands : Prussiens. Autrichiens, Hessois, Bavarois, Saxons, Tyroliens et même les Hongrois ne faisaient qu’un seul peuple pour nous ! La seule différence que nous voyions entre les Allemands, c’étaient les habits bleus et les habits blancs, le drapeau jaune avec l’aigle à deux têtes, et le drapeau avec l’aigle noire, les chapeaux pointus et les petits bonnets bleu de ciel. Quand on songe à ces misères, cela fait frémir.

Vers le milieu du mois de novembre 1792, Houchard et Meunier partirent un soir avec de la cavalerie et quelques bataillons de volon-

taires,

par le pont de Cassel. Ils allaient attaquer les Prussiens à Limbourg. L’ennemi fut surpris et bousculé ; les hussards de la liberté se firent honneur dans ce combat ; ils ramenèrent des prisonniers et des canons.

Brunswick recula jusqu’à Montabour. Meunier se fortifia dans Kœnigstein avec quatre cents hommes, pour observer l’ennemi de plus près, mais l’affaire n’eut pas d’autres suites ; le froid venait, les gelées blanches couvraient tout le pays ; les Prussiens et les Hessois eux-mêmes venaient de se cantonner dans les villages autour d’Ems, Kirberg et plus loin ; on pensait que ce serait la dernière rencontre de l’année.

Nous étions pourtant bien loin de notre compte, car c’est en ce temps que nous apprîmes l’invasion de la Belgique par Dumouriez, la grande victoire de Jemmapes, la prise de Mons, de Tournay, de Bruxelles, de Gand et d’Anvers, enfin la conquête des Pays-Bas jusqu’à la Meuse.

Notre bataillon logeait alors dans une grande bâtisse toute décrépite et vermoulue, qu’on appelait le couvent des capucins ; elle avait une cour où l’on faisait l’appel, de petites chambres carrées autour, toutes pareilles, deux grands dortoirs, une salle à manger, une cuisine magnifique, des corridors vitrés et un petit clocher couvert d’ardoises. C’était vieux comme les rues de Mayence ; nous logions à trois ou quatre dans chaque petite chambre, et nous restâmes là jusqu’au grand bombardement, où le vieux nid se mit à brûler comme un torchon de paille. Quand le tambour résonnait dans les vieux corridors, on aurait dit que tout allait tomber ensemble ; et même aujourd’hui j’ai du plaisir à me représenter nos grands chapeaux à cornes, nos uniformes bleus à revers rouges allant et venant dans ces vieilles galeries, et de me rappeler la Marseillaise, le Ça ira, qui faisaient grelotter les vitres.

Le soir, en rentrant de travailler aux redoutes, on se réunissait dans la cuisine ; le bois ne manquait pas, on jetait des bûches entières au feu ; la flamme montait dans la grande cheminée noire et tourbillonnait autour du cercle, où l’on riait, où l’on rêvait, où chacun racontait ce qu’il avait appris.

C’est là que nous arrivaient les nouvelles et qu’on lisait le bulletin de la Convention nationale. Un camarade, le premier venu, montait sur un banc et criait :

« Écoutez ! »

Il se mettait alors à lire, disant ceci ou cela sur chaque article ; les uns approuvaient, les autres contredisaient ; finalement tous criaient :