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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/267

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Histoire d’un paysan.

d’hommes qui travaillent ; c’était un bruit lointain, confus, qui ne finissait pas.

Cela dura neuf jours.

Nous ne suivions pas l’exemple des Prussiens qui s’étaient cantonnés à Limbourg et que Houchard avait surpris dans leurs villages, nous campions sous nos tentes. Lorsqu’on est en guerre, il faut ouvrir l’œil ; ceux qui prennent trop leurs aises s’endorment. Il vaut mieux avoir froid et rester toujours bien éveillé.

Donc les choses étaient ainsi, quand, le 29 novembre au matin, pendant que nous faisions la soupe, tout à coup au fond du ciel, sur notre droite, de grandes lignes bleues se montrèrent suivant tous les chemins et tous les sentiers qui descendaient à Francfort. Ces lignes étaient bien encore à trois lieues de nous ; mais, dans notre bataillon, tous les vieux soldats rengagés comme volontaires et qui connaissaient la signification des choses disaient :

« C’est l’ennemi ! »

Plusieurs même allaient jusqu’à reconnaître la cavalerie ; et la main étendue, ils nous expliquaient ces lignes qui n’avaient pas l’air de bouger, mais qui s’avançaient tout de même lentement. Vers deux heures nous les voyions déjà qui s’étendaient de Hombourg à Oberwesel, sur l’autre versant des montagnes ; le fourmillement des baïonnettes et les éclairs des casques nous apprenaient en même temps qu’ils étaient bien quarante à cinquante mille hommes, mais personne ne pensait pourtant que le roi Frédéric-Guillaume et Brunswick, échappés de l’Argonne par la grâce de Dumouriez, se trouvaient là pour tâcher de prendre leur revanche : nous l’avons su plus tard !

Custine en ce moment était à Mayence ; Houchard, aux environs de Hœchst, près du Mein, commandait le camp ; notre commandant Meunier était à Kœnigstein ; le premier capitaine Jordy d’Abreschwiller envoya tout de suite prévenir Houchard de ce qui se passait. Je le vois encore accourir avec le colonel du génie Guy-Vernon et deux ou trois jeunes officiers d’état-major ; ils longèrent le village au galop et s’avancèrent jusqu’au bord du plateau en face de Bergen ; là se trouvaient tous les vieux du 1er bataillon de la montagne et de ceux des Vosges, avec la moitié des paysans de Bockenheim, en train de regarder ce mouvement de l’ennemi. Houchard, le colonel du génie et les autres regardèrent en silence. Un des jeunes officiers dit :

« Ils se concentrent à Bergen. »

Et Houchard lui répondit :

« Oui, ce sont des habits blancs, l’affaire sera pour demain. »

En même temps il se retourna vers Jordy et lui dit :

« Vous ferez observer tous ces mouvements, capitaine, et vous m’en préviendrez d’heure en heure. »

Ensuite il repartit ventre à terre, les autres à sa suite ; et tout ce jour du 29 nous ne vîmes rien de nouveau ; l’ennemi continua de marcher dans la même direction ; les habits blancs et les habits bleus se réunissaient sur une longue montagne au-dessus de Francfort.

Cette nuit-là, des milliers de feux de bivac autour de Bergen éclairèrent le ciel sombre ; rien ne bougeait, les Prussiens se reposaient ; mais des lumières innombrables couraient dans la ville, à travers les jardins et le long du Mein. Vers trois heures après minuit, comme j’étais en sentinelle, voyant cette agitation dans Francfort, au milieu du silence je pensai qu’on ne pouvait pas se fier aux Allemands ; qu’ils tenaient tous ensemble contre nous et qu’il se préparait quelque chose. Nous étions maîtres de la ville, c’est vrai ; nous avions deux mille hommes de garnison dans la place et naturellement les postes étaient doublés ; malgré cela, deux mille hommes ne pouvaient pas défendre une aussi grande étendue de vieux remparts, surtout si les bourgeois et le peuple tenaient avec l’ennemi. Notre petite armée de quinze à vingt mille hommes ne pouvait pas non plus livrer bataille à cinquante mille ; il nous fallait du renfort. Ces idées et beaucoup d’autres me passèrent alors par la tête.

Pourtant rien ne bougea dans la nuit, et seulement le lendemain, entre neuf et dix heures, le tocsin de Francfort se mit à sonner ; des coups de fusil partirent à droite et à gauche dans la rue ; bientôt ce fut une véritable fusillade ; tout était en révolution. Les Prussiens n’attendaient que cela ; pendant que le peuple et la garnison se battaient, eux, ils descendirent. se faire ouvrir les portes. Nous aurions bien voulu courir au secours de nos camarades, mais nous ne pouvions pas dégarnir les postes, sans risquer d’être coupés. Le feu roulant continuait dans la place ; les ouvriers : tisserands, chaudronniers, menuisiers, cordonniers, tailleurs, tous les corps de métiers poussés par les bourgeois qui restaient tranquillement chez eux, et des tas de paysans du Nassau, presque tous vignerons, livraient bataille à nos volontaires.

À midi, plusieurs coups de canon nous avertirent que les Prussiens, arrivés au bas des glacis, étaient sous le feu de la place et que le commandant van Helden se défendait solidement. Mais quoi faire quand un peuple ne veut plus de vous et qu’il se soulève en masse !