Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
Histoire d’un paysan.

« Comme vous voudrez ! Moi je suis toujours content. »

Le père aurait mieux aimé le garder ; il disait qu’en travaillant au bois comme bûcheron, et remplissant des corvées en hiver, on gagne aussi de l’argent, et qu’on paye ses dettes ; mais la mère le tirait à part et lui soufflait à l’oreille :

« Écoute, Jean-Pierre, si Nicolas reste, il va se marier ; je sais qu’il court après la petite Jeannette Lorisse. Ils se marieront, ils auront des enfants, et ce sera pire pour nous que tout. »

Le père alors, ses yeux pleins de larmes, demandait :

« Tu veux donc remplacer, Nicolas ? Tu veux partir ? »

Et lui, un ruban rouge à son vieux tricorne, criait :

« Oui, je pars ! Je dois payer la dette !… Je suis l’aîné, c’est moi qui paye la dette. »

C’était un bon garçon. La mère l’embrassait les deux bras autour du cou, et lui disait qu’elle savait bien qu’il aimait ses parents, qu’elle le savait depuis longtemps ; et puis qu’il serait grenadier, et qu’il viendrait au village avec l’habit blanc et le collet bleu de ciel, un plumet au chapeau.

« C’est bon !… c’est bon !… » répondait Nicolas.

Il voyait bien les finesses de la mère, qui ne pensait qu’à la couvée, mais il faisait semblant de ne rien voir ; et puis il aimait aussi la guerre.

Le père, près de l’âtre, la tête entre ses deux mains, pleurait. Il aurait voulu garder tout le monde autour de lui ; mais la mère se penchait sur son épaule, et, pendant que les frères et sœurs criaient sur la porte pour appeler les voisins, elle lui murmurait dans l’oreille :

« Écoute, nous aurons plus de neuf gros écus. Nicolas a six pouces, les pouces se payent à part ; ça fera douze louis ! Nous achèterons une vache ; nous aurons du lait, du beurre, du fromage ; nous pourrons aussi engraisser un cochon ! »

Lui ne répondait rien, et tout ce jour il fut triste.

Le lendemain, ils allèrent pourtant ensemble en ville ; et malgré son chagrin, en revenant, le père dit que Nicolas remplacerait le fils du boulanger Josse, qu’il servirait douze ans, et que nous aurions douze louis, — un louis pour chaque année de service ! — qu’on payerait d’abord Robin, et qu’ensuite on verrait.

Il voulait laisser un ou deux louis à Nicolas ;

mais la mère criait qu’il n’avait besoin de rien, qu’il allait avoir son bon repas par jour ; qu’il serait bien habillé ; qu’il aurait même des bas dans ses souliers, comme tous les miliciens ; et que, si on lui donnait de l’argent, il le dépenserait à l’auberge et se ferait punir.

Nicolas riait et répondait :

« Bon !… bon !… Je veux bien. »

Le père seul se désolait ; mais il ne faut pas croire que la mère était contente de voir partir Nicolas, non ! elle l’aimait beaucoup ; seulement, la grande misère vous endurcit le cœur : elle songeait aux plus petits, à Mathurine, à Étienne, et douze louis en ce temps faisaient une fortune.

Les choses étaient donc entendues de la sorte ; le papier devait être signé à la mairie dans la huitaine. Tous les matins, Nicolas partait pour la ville, et naturellement, comme il devait remplacer le fils de la maison, le père Josse, qui tenait l’auberge du Grand-Cerf, en face de la porte d’Allemagne, lui donnait à manger des saucisses et de la choucroute ; il ne lui refusait pas non plus de boire un bon coup de vin ; Nicolas passait tout son temps à rire et à chanter avec des camarades, qui remplaçaient d’autres bourgeois.

Moi, je travaillais avec un nouveau courage, maintenant, au moins, les neuf gros écus de Robin allaient être payés ; nous allions être débarrassés du gueux pour toujours. Je ne faisais que me réjouir en tapant sur l’enclume, et maître Jean, Valentin, tous ceux de la maison comprenaient ma joie.

Un matin que les marteaux galopaient et que les étincelles volaient à droite et à gauche, voilà que tout à coup sur la porte se dresse un gaillard de six pieds, un brigadier de Royal-Allemand, — le grand bonnet à poil sur l’oreille, l’habit bleu boutonné sur la veste en drap chamois, la culotte de peau jaune, les grandes bottes montant jusqu’aux genoux, le sabre à la ceinture, — et qu’il se met à crier :

« Hé ! bonjour, cousin Jean, bonjour ! »

Il était fier comme un colonel. Maître Jean regarda, d’abord étonné, mais ensuite il répondit :

« Ah ! c’est toi, mauvais gueux !… Tu n’es pas encore pendu ? »

L’autre, alors, se mit à rire en criant :

« Vous êtes toujours le même, cousin Jean, toujours farceur ! Vous ne payez pas une bouteille de Rikewir ?

— Quand je travaille, ce n’est pas pour arroser le gosier d’un gaillard de ton espèce, dit maître Jean en lui tournant le dos. Allons, à l’ouvrage, garçons ! »

Et comme nous recommencions à forger,