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Histoire d’un paysan.

le brigadier s’en allait en riant et traînant le sabre.

C’était bien le cousin de maître Jean, son cousin Jérôme des Quatre-Vents, mais il avait fait tant de mauvais tours au pays avant de s’engager, que la famille ne le regardait plus.

Ce gueux avait un congé de semestre, et si je vous raconte cela, c’est que le lendemain, en allant acheter notre sel, j’entends crier au coin de la halle :

« Michel ! Michel ! »

Je me retourne et je vois Nicolas avec ce grand pendard, devant la taverne de l’Ours, à l’entrée de la ruelle du Cœur-Rouge. Nicolas me prend par le br as et me dit :

« Tu vas boire un coup.

— Allons plutôt chez Josse, lui dis-je.

— J’ai bien assez de choucroute !… fit-il. Arrive !… »

Et comme je lui parlais d’argent, l’autre se mit à crier :

« Ne parlons pas de ça ! J’aime les pays, moi, ça me regarde »

Il fallut entrer et boire.

La vieille Ursule apportait tout ce qu’on voulait : du vin, de l’eau-de-vie, du fromage. Mais je n’avais pas de temps à perdre, et cette espèce de trou plein de soldats et de miliciens, qui fumaient, criaient et chantaient ensemble, ne me plaisait pas. Un autre Baraquin, le petit Jean Rat, le joueur de clarinette, se trouvait avec nous ; il buvait aussi sur le compte du Royal-Allemand. Deux ou trois vieux soldats, des vétérans, la tignasse serrée sur la nuque, le grand chapeau de travers, le nez, les joues et toute la figure couverte de plaques rouges qui tombaient en poussière, se tenaient autour de la table, les coudes écartés, et le bout de pipe noir entre leurs chicots. C’était tout ce qu’on pouvait voir de plus sale, de plus râpé, de plus ivrogne. Ils tutoyaient Nicolas, qui les tutoyait aussi. Deux ou trois fois, je les vis cligner des yeux avec le Royal-Allemand, et quand Nicolas disait quelque chose, tous riaient et criaient :

« Ha ! ha ! ha !… C’est ça !… Ha ! ha ! ha ! »

Je ne savais pas ce que cela signifiait, j’étais bien étonné, d’autant plus que l’autre payait toujours.

Dehors, on battait le rappel à la caserne d’infanterie, les soldats du régiment suisse de Schœnau passaient en courant ; ils remplaçaient depuis quelques jours le régiment de Brie. Tous ces Suisses étaient en rouge, comme les soldats français en blanc, mais les vieux, qu’on appelait vétérans soldés, n’étaient d’aucun régiment ; ils ne bougeaient pas de la taverne.

Le Royal-Allemand me demanda quel âge j’avais. Je lui répondis : Quatorze ans. Alors il ne me dit plus rien.

Nicolas s’était mis à chanter, moi, voyant qu’il entrait toujours plus de monde et qu’on étouffait, je pris mon sac sous le banc, et je me dépêchai de retourner aux Baraques.

Cela se passait la veille du jour où l’on devait signer les papiers à la mairie. Mais cette nuit-là, Nicolas ne vint pas coucher à la maison. Le père était bien inquiet, surtout quand je lui racontai le soir ce que j’avais vu. La mère disait :

« Hé ! ce n’est rien, il faut bien que les garçons s’amusent. Nicolas ne pourra pourtant plus revenir tous les jours maintenant ; autant qu’il profite encore d’un bon moment, et qu’il s’en donne, puisque les autres payent. »

Mais le père était pensif. Les frères et sœurs dormaient depuis longtemps. La mère grimpa l’échelle et nous laissa seuls près de l’âtre. Le père ne parlait pas, il songeait. Enfin, bien tard, il dit :

« Couchons-nous, Michel ; tachons de dormir. Demain, de grand matin, J’irai voir. Il faut bien vite finir cette affaire, il faut signer, puisque nous l’avons promis. »

Il montait l’échelle, et moi je me déshabillais, quand nous entendîmes quelqu’un arriver du côté de notre baraque, par la petite ruelle des jardins, Le père alors redescendit, et dit :

« Voici Nicolas ! »

Il ouvrit, mais au lieu de mon frère, nous vîmes entrer le petit Jean Rat, tout pâle, qui nous dit :

« Écoutez, il ne faut pas vous effrayer, mais un malheur vient d’arriver pour vous.

— Qu’est-ce que c’est ? dit le père tout tremblant.

— Votre Nicolas est au violon de la ville, il a presque tué le grand Jérôme du Royal-Allemand avec une cruche. Je lui disais bien « Prends garde ! fais comme moi, depuis trois ans je bois sur le compte des racoleurs ; ils veulent tous me piper, mais je ne signe pas, je les laisse payer, je ne signe jamais !

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! cria le père, faut-il donc que tous les malheurs tombent sur nous ! »

Moi, je ne me tenais plus, j’étais assis au coin de l’âtre, la mère se levait, tout le monde se réveillait.

« Il a signé quoi ? demanda le père. Dis-nous quoi ? Mais il ne pouvait plus signer, puisque nous avions promis aux Josse, il ne pouvait plus !

— Enfin, que voulez-vous ?  dit Jean Rat, ce n’est pas sa faute, ni la mienne : nous avions