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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/46

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Histoire d’un paysan.

Nous longions déjà les remparts, et nous arrivions devant le vieil hôpital, entre le bastion de la porte de France et celui de la Poudrière. Maître Jean tira la clochette de la porte où se promène une sentinelle jour et nuit. Un infirmier vint ouvrir, et le parrain entra, en nous disant d’attendre.

La sentinelle allait et venait. Mon père et moi, contre le mur du jardin, nous regardions les vieilles fenêtres avec une tristesse qu’on ne peut se figurer.

Au bout d’un quart d’heure, maître Jean revint sur la porte, et nous fit signe de venir. La sentinelle nous laissa passer, et nous entrâmes dans le grand corridor, ensuite dans les escaliers, qui montent jusque sous le toit. Un infirmier montait devant nous. Il ouvrit en haut une chambre à part, où se trouvait Jérôme dans un petit lit, la tête tellement emmaillottée, que si l’on n’avait pas vu son nez et ses moustaches, on aurait eu de la peine à le reconnaître.

Il s’était levé sur le coude, et regardait sous son bonnet de coton, en renversant la tête.

« Hé ! bonjour, Jérôme ! lui dit maître Jean ; ce matin, j’ai appris ton accident, et ça m’a fait beaucoup de peine. »

Jérôme ne répondait pas ; il n’avait pas l’air aussi fier, aussi gai que deux jours avant.

« Oui, c’est bien malheureux, dit le parrain ; tu risquais d’avoir la tête fendue. Mais heureusement, ce ne sera rien ; le major ma dit que ce ne sera rien. Seulement il ne faudra pas boire de vin ni d’eau-de-vie pendant une quinzaine, et tout se remettra dans l’ordre. »

Jérôme ne répondait toujours pas. À la fin, il dit en nous regardant :

« Vous avez quelque chose à me demander… qu’est-ce que c’est ?

— Voilà, cousin. Je vois avec plaisir que tu n’es pas aussi malade qu’on disait, répondit maître Jean. Ces pauvres malheureux viennent des Baraques ; c’est le père et le frère de Nicolas…

— Ah ! ah ! cria le gueux en se recouchant, je comprends : ils viennent me demander l’engagement de l’autre ! mais je me laisserais plutôt couper le cou. Ah ! bandit !… ah ! tu tapes !… tu veux étrangler les gens !… Ah ! canaille !… Pourvu que je t’aie dans ma compagnie, je t’en ferai voir de dures ! »

Il grinçait les dents, et se retourna, le drap sur l’épaule, pour ne pas nous voir.

« Écoute donc un peu, Jérôme, dit maître Jean.

— Allez au diable ! » cria le gueux.

Alors maître Jean se fâcha et dit :

« Tu ne veux pas rendre l’engagement ?

— Allez vous faire pendre ! » criait ce vaurien.

L’infirmier lui-même nous disait de partir, que la colère pourrait l’étouffer. Mais avant de sortir, maître Jean lui cria :

« Je te croyais bien mauvais, cousin ; je te regardais comme le dernier des derniers, depuis que tu as vendu la voiture t les bœufs de ton père, avant de t’engager ; mais à cette heure, je voudrais te voir debout, en bon état, pour t’allonger une paire de soufflets sur les oreilles, car tu n’en vaux pas davantage ! »

Il en aurait encore dit plus, mais l’infirmier l’entraîna et referma la porte. Nous descendîmes tout désolés ; il ne nous restait plus d’espérance.

Une fois en bas, devant l’hôpital, maître Jean nous dit :

« Eh bien ! vous voyez, c’est de la peine et du temps perdus. Votre Nicolas restera sans doute au violon jusqu’au moment de partir. Il payera tous les frais et les pots cassés sur sa prime, vous n’aurez rien. »

Et tout à coup, malgré notre tristesse, il se mit à rire en s’essuyant les yeux, et dit :

« C’est égal, il a joliment arrangé le cousin ; quelle poigne ! Il l’a marqué comme avec le gros timbre sec du syndic des drapiers. »

Il riait tellement, qu’à la fin nous riions avec lui. Le père disait :

« Oui, c’est un solide gaillard, notre Nicolas ! Celui-ci est peut-être plus gros, il a de plus gros os ; mais Nicolas a des nerfs ! »

Nous riions bien, mais ensuite notre tristesse devint encore plus grande, lorsque maître Jean sortit de la ville.

Ce même jour, nous allâmes voir Nicolas au violon. Il était sur une botte de paille ; et comme le père pleurait, il lui dit :

« Que voulez-vous, c’est un malheur ! Vous n’aurez rien, je le sais bien ; mais quand on ne peut rien changer, il faut crier : « À la grâce de Dieu ! »

Nous voyions que cela lui faisait beaucoup de peine. Au moment de partir, nous nous embrassâmes ; il était pâle et demandait à voir les frères et sœurs, mais la mère ne voulut pas.

Trois jours après, Nicolas partit pour son régiment de Royal-Allemand. Il était assis sur une voiture, avec cinq ou six autres camarades, qui venaient aussi de se battre, en ribotant et dépensant l’argent de leur prime. Des dragons de la maréchaussée à cheval marchaient sur les côtés. Je courais derrière en criant :

« Adieu, Nicolas, adieu ! »

Lui levait son chapeau ; il avait les larmes aux yeux de quitter le pays, et de ne voir ni la mère, ni le père, ni personne autre que moi. Voilà le monde ! Le père travaillait comme