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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/47

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Histoire d’un paysan.

tous les jours, pour vivre, et la mère lui tenait rancune. Plus tard, elle disait bien : « Notre pauvre Nicolas ! j’aurais dû lui pardonner tout de suite ; c’était un si bon garçon ! » Oui, sans doute, mais cela ne servait à rien ; il était au régiment de Royal-Allemand, en garnison à Valenciennes, dans les Flandres, et longtemps nous devions rester sans avoir de ses nouvelles.

VII

La bêtise de Nicolas nous aurait tous mis dans le malheur pour des années, si maître Jean n’avait pas eu pitié de nous ; mais le soir où mon frère venait de partir, ce brave homme voyant que je me désolais dans mon coin derrière le fourneau, me dit :

« Ne te chagrine pas, Michel. Je sais que l’usurier Robin vous tient dans ses griffes ; tes parents ne pourraient jamais le payer, ils sont trop pauvres, mais c’est toi qui le payeras. Quoique ton apprentissage ne soit pas fini, tu recevras dès maintenant cinq livres par mois. Tu travailles bien, je suis content de ta conduite. »

Il parlait avec force. Dame Catherine et Nicole avaient des larmes plein les yeux ; et comme je répondais au bout d’un instant :

« Oh ! maître Jean, vous faites pour nous plus qu’un père ! »

Chauvel, qui venait d’entrer avec Marguerite, s’écria :

« Oui, c’est beau ! Je vous aimais déjà, maître Jean, mais à cette heure je vous estime. »

Il lui serra la main ; et me touchant l’épaule :

« Michel, me dit-il, ton père m’a chargé de trouver une place pour votre Lisbeth. Eh bien, on l’attend à la brasserie de l’Arbre-Vert, chez Toussaint, à Vasselonne. Elle aura le logement, la nourriture, sa paire de souliers et deux gros écus par an. Plus tard, si la fille remplit bien son service, on verra. C’est tout ce qu’il faut pour commencer. »

On peut se figurer la joie de mes parents, lorsqu’ils apprirent ces bonnes nouvelles. Lisbeth ne se tenait plus de contentement ; elle aurait voulu partir à la minute, mais il fallut faire une petite quête au village, car elle n’avait rien que ses guenilles de tous les jours. Chauvel lui donna des sabots, Nicole une jupe, dame Catherine deux chemises presque neuves, la file Létumier un casaquin, et les père et mère de bons conseils avec leur bénédiction.

Alors elle nous embrassa bien vite e prit le

sentier de Saverne, qui monte à travers les jardins, en allongeant ses longues jambes, son petit paquet sous le bras, toute fière et glorieuse. Nous la regardions de notre porte, mais elle ne tourna pas la tête ; une fois au haut de la colline, elle était envolée pour toujours.

Les vieux pleuraient.

C’est l’histoire des pauvres gens ; ils élèvent des petits, et, quand les plumes sont venues, tous partent l’un après l’autre chercher leur nourriture. Les pauvres vieux restent seuls, à rêver.

Mais au moins depuis ce moment notre dette commença à s’éteindre. À la fin de chaque mois, lorsque je recevais mes cinq livres, nous allions ensemble, mon père et moi, chez M. Robin, à Mittelbronn. Nous entrions dans ce nid à rats, plein d’or et d’argent ; et le vieux gueux était là avec son gros chien-loup dans sa chambre basse, derrière ses petites fenêtres solidement grillées, le bonnet en peau de loutre crasseux sur le front, les coudes au milieu de ses registres, en train de régler ses comptes.

« Hé ! faisait-il aussitôt, c’est encore vous ! Mon Dieu ! qui est-ce qui vous presse ? je ne vous demande pas un denier ; au contraire, voulez-vous plus ? Voulez-vous encore dix livres, quinze livres ? Vous n’avez qu’à parler.

— Non, non, monsieur Robin, lui disais-je. Voici pour l’intérêt du billet, et voici quatre livres dix sous à diminuer sur la dette. Marquez quatre livres dix sous de moins au dos de votre billet, marquez ! »

Alors, voyant que j’avais du bon sens et que nous étions las d’être plumés, il écrivait en nasillant :

« Hé ! hé ! hé ! rendez donc service ! rendez donc service ! »

Et moi, penché derrière son fauteuil, je regardais s’il écrivait bien : « Pour les intérêts, tant ! Pour le principal, tant ! » Ah ! j’ouvrais l’œil ; j’avais vu ce qu’il en coûte d’être sous les griffes d’un renard pareil !

En sortant, le père, qui restait toujours sur la porte, n’ayant rien à voir puisqu’il ne savait pas lire, le pauvre père me disait :

« Michel, tu nous sauves… Tu fais la force de notre famille !… »

Et quand nous rentrions dans la baraque, il s’écriait en se retournant vers les frères et sœurs :

« Voici notre maître à tous !… celui qui nous retire de la misère. Il sait quelque chose, lui ; nous ne savons rien ! C’est lui qu’il faudra toujours écouter. Sans lui, nous ne serions que des êtres abandonnés du ciel. »