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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/60

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Histoire d’un paysan.

Maître Jean et moi, plus loin contre l’armoire, nous n’étions pas à notre aise. Chauvel nous regardait de côté, comme pour raffermir notre courage ; il avait bien sûr quelque chose de caché dans son panier, et le lieutenant avec son nez pointu le sentait.

Heureusement, comme les livres étaient presque tous sur le banc, la mère Catherine arriva toute glorieuse, avec la grande soupière fumante ; et le petit syndic Merle, la perruque ébouriffée, se mit à crier, en entrant derrière elle :

« À table… à table… voici la soupe à la crème !… Bon Dieu, que regardez-vous là ?… Hé ! j’en étais sûr, encore une visite !… N’avons-nous pas assez de visites comme cela ?… Voyons, à table, à table, ou je commence tout seul ! »

Il s’était déjà mis à table, la serviette au menton, et découvrait la soupière, dont la bonne odeur se répandait dans la chambre ; en même temps Nicole apportait un aloyau mariné, de sorte que tous les échevins et les syndics se dépêchèrent de s’asseoir. Le lieutenant, voyant que sa compagnie commençait sans lui, dit à Chauvel d’un air de mauvaise humeur :

« Tu sais ! partie remise n’est pas perdue ! »

Puis il jeta le livre qu’il tenait sur les autres, et alla s’asseoir à côté de Merle.

Aussitôt Chauvel remballa ses brochures et sortit, son panier sur l’épaule, en nous regardant tout joyeux. Nous respirions ! car d’entendre un lieutenant du prévôt parler de corde, malgré toutes les promesses qu’on nous faisait, cela vous coupait la respiration.

Enfin, Chauvel sortit sain et sauf, et ces messieurs dînèrent comme les nobles et les gens riches dînaient avant la Révolution. Ils avaient fait apporter leurs propres vins de la ville, de la viande fraîche et du pain blanc.

À la porte, des douzaines de mendiants priaient ensemble et regardaient aux fenêtres, demandant la charité, — quelques-uns avec des plaintes qui vous faisaient frémir, surtout les femmes, leurs enfants décharnés sur les bras. — Mais ces messieurs de la ville n’écoutaient pas ; ils riaient en débouchant les bouteilles et se versaient à boire en se racontant des choses de rien. Ils repartirent à trois heures, les uns pour la ville, en voiture, les autres à cheval, pour continuer leurs visites dans la montagne.

Le même soir, Chauvel vint nous voir avec Marguerite. Il était à peine sur la porte que maître Jean lui criait :

« Ah ! quelle peur vous nous avez faite !…

Quelle existence terrible vous menez, Chauvel ! Mais ce n’est pas vivre, cela, c’est être toujours sous la potence, au bord de l’échelle ! Je ne durerais pas quinze jours avec ces craintes.

— Ni moi non plus, » disait la mère Catherine.

Et nous pensions tous de même ; mais lui souriait :

« Bah ! tout cela n’est rien, dit-il en s’asseyant, tout cela n’est plus que de la plaisanterie. Il y a dix ans, quinze ans, à la bonne heure ! C’est alors que j’étais poursuivi, c’est alors qu’il ne fallait pas se laisser prendre avec des éditions de Kehl ou d’Amsterdam : je n’aurais fait qu’un saut des Baraques aux galères ; et quelques années avant, j’aurais été pendu haut et court. Oui, c’était dangereux ; mais qu’on m’arrête aujourd’hui, ce ne sera pas pour longtemps ; on ne me cassera pas bras et jambes, pour me faire dénoncer mes complices.

— C’est égal, dit maître Jean, vous n’étiez pas à votre aise, Chauvel ; vous aviez quelque chose dans votre panier ?

— Sans doute ?… voici ce que j’avais, dit-il en jetant un paquet de gazettes sur la table. Voyez où nous en sommes. »

Alors, la porte et les volets fermés, nous lûmes jusque près de minuit ; et je crois vous faire plaisir en copiant quelques-uns de ces vieux papiers. Rien qu’à voir comment les gens de cœur se soutenaient, on est attendri.

Partout la noblesse et les parlements de province étaient d’accord pour s’opposer aux états généraux. En Franche-Comté, le peuple de Besançon avait chassé son parlement, parce qu’il s’opposait à l’édit du roi, et qu’il déclarait que les terres nobles étaient naturellement exemptes d’impôts ; que cela durait depuis mille ans, et devait durer toujours.

En Provence, la majorité de la noblesse et le parlement avaient protesté contre l’édit du roi, pour la convocation des mêmes états généraux. Alors, pour la première fois, on entendit le nom de Mirabeau, un noble dont les autres ne voulaient pas, et qui se mit avec le tiers état. Il disait que ces protestations de la noblesse et des parlements « n’étaient ni utiles, ni convenables, ni légitimes. » On n’a jamais vu d’homme parler avec autant de force, de justesse et de grandeur. Les autres ne le trouvaient pas assez noble ; ils lui fermaient l’entrée de leurs délibérations ; cela montre leur bon sens !

Partout on se battait : à Rennes, en Bretagne, la noblesse tuait les bourgeois qui soutenaient l’édit, et principalement les jeunes gens connus pour avoir du courage. Ces bourgeois n’étaient pas en force ; ils appelaient à leur se-