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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/59

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Histoire d’un paysan.

Et puis, quelque chose courait dans l’air ; les baillis, les sénéchaux avaient bien été forcés de publier l’édit du roi, pour la convocation des états généraux. On savait que les baillis et sénéchaux d’épée recevraient les dernières lettres de convocation pour tel jour, et qu’aussitôt ils les annonceraient à leurs audiences ; qu’ils les feraient afficher à la porte des églises et des mairies ; que les curés les liraient à leurs prônes ; et que, dans la huitaine au plus tard, après ces publications, nous tous, ouvriers, bourgeois, paysans, nous irions nous assembler à l’hôtel de ville, pour dresser un cahier de nos plaintes et doléances, et nommer des députés qui porteraient ce cahier à l’endroit qu’on nous dirait plus tard.

C’est tout ce que nous savions en gros. Dieu merci, nous avions des plaintes à mettre dans les cahiers de chaque paroisse.

On savait aussi qu’une seconde assemblée de notables était réunie à Versailles, pour arrêter les dernières mesures à prendre avant les états généraux. — Et dans ce temps de famine : en décembre 1788, janvier 1789, on ne parlait plus que du tiers état : chacun apprit que le tiers état, c’étaient les bourgeois, les marchands, les paysans, les ouvriers et les malheureux ; — qu’on avait déjà consulté nos pauvres pères autrefois, dans des états généraux pareils, mais qu’ils avaient dû se présenter à genoux, la corde au cou, devant le roi, les nobles et les évêques, pour déposer leurs cahiers de plaintes. Ce fut une grande indignation, quand on sut que les parlements voulaient voir nos représentants dans le même état, ce qu’ils appelaient les formes de 1614.

Alors chacun traita les parlements de canailles, et l’on vit bien que s’ils avaient demandé les premiers des états généraux, ce n’était pas pour soulager le peuple et lui faire justice, mais pour ne pas mettre sur leurs propres terres les impositions que les terres des pauvres gens supportaient depuis si longtemps.

Les gazettes disaient qu’il arrivait des blés d’Amérique et de Russie ; mais aux Baraques et dans toute la montagne, bien loin de nous en donner, les inspecteurs fouillaient toutes les maisons jusque sous le chaume, pour enlever le peu qu’il nous en restait encore. Ceux des grandes villes se révoltaient, il fallait les ménager ; on dépouillait donc les gens paisibles, à cause de leur patience.

Je me souviens que vers la fin de février, au moment de la plus grande famine, le maire, les échevins et les syndics de la ville, qui visitaient les granges et les hangars des environs, vinrent un jour dîner à l’auberge de maître Jean.

Chauvel, qui nous apportait toujours en passant les dernières nouvelles d’Alsace et de Lorraine, lorsqu’il rentrait de ses tournées, se trouvait justement dans la grande salle ; il avait déposé son panier sur un banc, et ne se doutait de rien. En voyant entrer ce monde en perruques poudrées, tricornes, habits carrés, bas de laine, manchons et gants fourrés jusqu’aux coudes ; et derrière, M. le lieutenant du prévôt, Desjardins, grand, sec, jaune, le chapeau à cornes galonné et l’épée sur la hanche, il fut d’abord un peu troublé. Le lieutenant du prévôt le regardait de travers, par-dessus l’épaule. C’était lui qui, dans le temps, faisait mettre à la question. Il avait l’air mauvais ! Pendant que les autres se débarrassaient de leurs affiquets, et couraient voir à la cuisine, il dégrafa son épée et la posa dans un coin ; ensuite il alla tranquillement découvrir le panier, et regarda les livres.

Chauvel se tenait derrière, les mains dans les poches de sa culotte, sous le sarrau, comme si de rien n’était.

« Hé ! criaient les échevins, les syndics, en allant et venant, encore une corvée de faite ! »

Ils riaient.

On avait ouvert la porte de la cuisine, le feu brillait sur l’âtre, et la clarté se répandait jusque dans la salle. Le petit syndic des boulangers, Merle, levait le couvercle des marmites, et se faisait tout expliquer par la mère Catherine ; Nicole déployait une belle nappe blanche sur la table ; et le lieutenant de police ne bougeait pas de sa place. Il tirait les livres l’un après l’autre du panier, et les posait en piles sur le banc.

« C’est toi qui vends ces livres-là ? dit-il à la fin, sans même se retourner.

— Oui, Monsieur, répondit tranquillement Chauvel ; à votre service.

— Sais-tu bien, fit l’autre en traînant et parlant du nez, que ça mène à la potence ?

— Oh ! à la potence !… dit Chauvel, de si bons petits livres !… Tenez !… voyez : « Délibérations à prendre pour les assemblées des bailliages, par Monseigneur le duc d’Orléans : — Réflexions d’un patriote sur la prochaine tenue des états généraux ; — Doléances, souhaits et propositions des loueurs de carrosses, avec prière au public de les insérer dans ses cahiers. » Ça n’est pas bien dangereux…

— Et le privilége du roi ? fit le lieutenant d’un ton sec.

— Le privilége ? Vous savez bien, Monsieur, que depuis Monseigneur Loménie de Brienne, les brochures passent sans privilége. »

Le lieutenant cherchait toujours, et les autres alors faisaient cercle autour d’eux.